Droits du patient
Artiste et grande voyageuse, Wendy (prénom d'emprunt) a toujours entretenu un rapport extrême avec la nourriture : enfant, elle a mangé tellement de carottes que son teint en est devenu orangé. Elle cachait des boites de biscuits pour ne pas les partager. Son premier souvenir de repas compulsif date de ses 4 ans. "Chez mon amie, il y avait des céréales sucrées que je ne pouvais pas manger chez moi. J'en ai dévoré 4 bols, je n'arrivais plus à m'arrêter. Ensuite, j'ai vomi toute la nuit." À l'approche de la cinquantaine, elle raconte son parcours avec sérénité. Wendy gère sa maladie depuis 27 ans en se limitant à 3 repas par jour. Entretien.
Publié le: 02 septembre 2024
Par: Sandrine Cosentino
10 min
Photo: ©AdobeStock
En Marche : Avec le recul, à quel moment pensez-vous que votre rapport à la nourriture est devenu problématique ?
Wendy : Les réels ennuis ont commencé vers 13-14 ans lorsque je suis allée à l'internat. Je devais m'éloigner de ma famille car il y avait des problèmes d'alcoolisme. J'étais complexée par rapport aux autres filles, toutes minces avec des dents parfaites et de longs cheveux. J'avais une quinzaine de kilos de trop. À la fin de l'année scolaire, j’ai commencé un régime. J'avais perdu près de 20 kg pendant l'été. Quand je suis rentrée à l'école, j’ai reçu beaucoup de compliments mais il a été impossible pour moi de continuer ce régime restrictif car je restais une mangeuse compulsive. Puisque j'étais mince, j'ai recommencé à manger un fromage entier ou une boîte complète de céréales.
Je pense que j'ai développé cette maladie à cause d'une combinaison de facteurs génétiques et une pression sociétale. S'il n'y avait pas eu cette pression de devoir être mince pour plaire aux garçons, pour réussir, je serais peut-être restée comme j'étais, en léger surpoids. On m’a dit que certains garçons avaient écrit sur un mur de l'internat une remarque désobligeante sur mon poids. Cela m'a affectée et a contribué à mon obsession de devenir mince.
Vers 15 ans, j'ai commencé à prendre des laxatifs pour compenser les moments où je mangeais compulsivement.
Lors de ma dernière année secondaire, j'étais sur tous les fronts. J'avais le rôle principal dans la troupe de théâtre. J'étais déléguée des élèves (la première fille !) et je voulais avoir les meilleurs résultats. Je ne parvenais plus à gérer la pression. La journée, je ne mangeais presque rien mais, en cachette, je bouffais en excès et je prenais des laxatifs pour compenser. J'avais des pantalons ultra serrés que j'appelais "jeans mince" pour amincir ma silhouette.
EM : Comment avez-vous été aidée pendant votre adolescence ?
W : Quand j'étais en 6e secondaire, j'ai séjourné un mois dans un centre de rétablissement. Être avec des personnes qui avaient le même problème que moi m'a aidé. Je me sentais moins seule.
Avant d'entamer mes études universitaires, j'ai décidé de partir quelques mois étudier en Espagne. Je pensais qu'en déménageant ma vie serait différente. J'imaginais aussi que le sucre espagnol aurait un effet différent sur moi ! Mais j'y ai rencontré de sérieux problèmes. J'étais inscrite à des cours mais soit je n'arrivais pas à mes cours car je commençais à manger sur le chemin et je n'avais plus le courage d'y aller, soit, quand j'y arrivais, je commençais à manger pendant la pause et puis je rentrais à la maison où je mangeais encore plus. J'ai découvert qu’il y avait des réunions des Outremangeurs Anonymes en Espagne (groupe de parole fonctionnant comme les Alcooliques Anonymes − NDLR). J'y ai rencontré une autre participante. Elle a essayé de me convaincre de me faire aider de manière plus conséquente. C'était dur de l'admettre mais elle avait raison. Il m'a fallu du temps pour comprendre comment fonctionnait cette maladie, d'où venait le vrai problème.
Lorsque je suis rentrée dans mon pays d'origine, j'ai de nouveau intégré un centre de rétablissement pendant 8 mois. J'y ai rencontré une femme de 40 ans qui souffrait d'anorexie. Elle pesait 24 kg. Elle était comme un sac d'os. J'en ai connu une autre qui ne pouvait pas s'asseoir car ses os étaient trop saillants. Elle avait besoin d'un coussin. Ce séjour m'a aidée. Mais sur place, on est comme dans une bulle. À ma sortie, j'étais déprimée et j'ai recommencé à bouffer tout ce que je trouvais. C'est à l'âge adulte que j'ai commencé à comprendre que c'était une maladie sérieuse. Je participais régulièrement à des réunions des Outremangeurs Anonymes (OA) et j'ai commencé à avoir peur. Je me suis dit : "Cette bête (la maladie − NDLR) est peut-être plus puissante et plus intelligente que moi."
EM : Comment s'est passé votre entrée à l'université ?
W : Lorsque j'ai intégré l'université à 20 ans, j'avais toujours des problèmes avec la nourriture mais j'ai, en plus, développé une dépendance à l'alcool. Je suis retournée dans un centre de rétablissement pour gérer mes compulsions alimentaires durant ma deuxième année à l'université. J'avais 20 ans et j'avais peur. J'ai suivi le programme de mon mieux. J'ai vu un thérapeute. Les personnes du centre avaient elles-mêmes connu des troubles alimentaires. Elles savaient vraiment ce qu'on vivait. J'y ai appris à manger 3 repas par jour.
L'alcoolisme est comme un tigre et la manière de s'en débarrasser est très claire, même si ce n'est pas facile. Tu mets le tigre dans une cage et tu jettes la clé. Mais avec un désordre alimentaire, il faut promener le tigre trois fois par jour et c'est très difficile !
J'ai continué à me rendre aux réunions OA. J'ai également participé à d'autres groupes de parole. Pour moi, OA est le groupe qui m'a le plus aidée. C'est le plus ancien des groupes de parole liés aux troubles alimentaires et la plus grande fraternité pour les outremangeurs compulsifs dans le monde. Il y a beaucoup de littérature autour de ce groupe.
EM : Comment se déroule une réunion OA ?
W : Nous commençons les réunions par la prière de la sérénité, ensuite nous lisons les 12 étapes et les 12 traditions de OA. Dans la 2e partie de la réunion, nous échangeons sur un thème ou nous parlons de nos expériences. Nous travaillons sur l'abstinence de manger compulsivement. Le programme n'est pas religieux mais spirituel.
J'ai participé à des réunions OA dans une vingtaine de pays. J'ai vécu plus longtemps dans 6 pays où j'allais régulièrement aux réunions OA : en France, en Espagne, en Italie, en Argentine, aux États-Unis et en Belgique. J'ai constaté que le programme fonctionne vraiment dans les différentes réunions auxquelles j'ai assisté. J'ai vu des personnes se rétablir.
EM : Comment OA vous a aidée à retrouver une vie normale ?
W : Le soutien du groupe m'a vraiment aidée. Je vais à 3 réunions par semaine, 2 en présentiel et une en visioconférence. Avoir une marraine ou un parrain est un guide indispensable vers le rétablissement. Suivre les 12 étapes du programme m'a permis de gérer mes repas une journée à la fois.
On dit que c'est plus facile pour les personnes qui ont touché le fond de bénéficier avec succès des réunions OA. Le fond n'est pas le même pour tout le monde. L'addiction c'est comme un ascenseur, tu peux toujours aller plus bas mais tu peux aussi sortir à chaque étage.
Je suis également marraine, j'aide d'autres personnes. J’ai été la marraine d'au moins 50 femmes dans différents endroits du monde, par exemple en Arabie Saoudite et en Équateur. Dans la littérature des OA, ils parlent de l'importance − la nécessité même − d'aider d'autres personnes avec le même problème pour se rétablir.
C'est important pour moi de garder un lien continu avec des groupes OA. On tisse des liens forts avec les autres participants car lorsqu'une personne se présente à une réunion, c'est parfois une question de vie ou de mort. Les liens créés dans de telles circonstances sont solides. Lorsque certaines personnes ne participent plus aux réunions, j'ai peur qu'il leur arrive quelque chose.
EM : Aviez-vous une préférence pour un type de nourriture ?
W : Non, je mangeais tout, même ce qui ne me faisait pas forcément envie. À l'âge de 16 ans, je suis partie en vacances près de la mer avec ma mère et une amie. La spécialité locale était du crabe. Je détestais ça mais comme j'avais besoin de manger à tout prix, j'en ai bouffé.
À 18 ans, j'ai mangé compulsivement devant quelqu'un. Or j'avais pour habitude de manger seule, en cachette. Mon amie était au lit et son frère regardait la télévision près du frigo. Je ne pouvais plus attendre qu'il aille dormir et j'ai bouffé devant lui tout ce que j'ai trouvé. Il m'a dit : "Tu as mangé plus que ce que je n'ai jamais vu dans ma vie." C'était très humiliant mais j'ai mis mon orgueil de côté car la nécessité de rassasier ce désir de manger était plus forte.
EM : Que veut dire "être abstinent" et depuis combien de temps l'êtes-vous ?
W : Pour moi, être abstinente, cela veut dire faire 3 repas normaux par jour et ne rien manger en dehors de ces repas. Je fais cela depuis 27 ans. Je ne dis pas que chaque repas a été parfait au niveau nutritionnel et en termes d'équilibre mais je me limite à 3 repas. Il arrive que je mange une plus grande quantité et que j'aie encore des obsessions. Mais ces obsessions me signalent que j'ai un problème avec mon programme spirituel et qu'il est nécessaire que je travaille là-dessus.
EM : Allez-vous au restaurant ?
W : Oui, j'y vais mais je dois faire attention. Récemment, j'ai fait un voyage et nous avons mangé au restaurant tous les jours. Je ne suis plus habituée à manger autant dans les restaurants et c'était difficile à certains moments. Pour aller en sécurité au restaurant, j’ai besoin d'être dans un état spirituel solide.
Si je me sens bien dans mon programme spirituel, je ne vais pas avoir de problèmes. Mais la vie est faite d'imprévus et de changements, donc mon état spirituel n'est pas toujours au top. Je dois être dans une bonne forme spirituelle si je veux manger certains aliments pour que ça ne dérape pas. Pour moi, par exemple, ce qui peut être très compliqué à gérer, ce sont les muffins.
Nous sommes tout le temps attirés par la nourriture et beaucoup d'évènements tournent autour des repas : les fêtes religieuses, les anniversaires, les réunions… Le chemin vers le rétablissement est long. Nous utilisons tous la nourriture pour communiquer, célébrer, se rencontrer. Dans certaines cultures, on pousse à beaucoup en consommer. J'ai fait un séjour d'échange en Italie dans une famille d'accueil et la mère était une excellente cuisinière. J'ai dû lui dire "Je t'aime et si je ne mange pas ta nourriture, cela ne veut pas dire que je ne t'aime pas. Ça veut juste dire que j'en ai assez."
EM : Êtes-vous en couple aujourd'hui ?
W : Oui, je vis avec quelqu'un depuis 11 ans. C'est la raison pour laquelle je suis en Belgique ! Il est plus âgé que moi mais avec mon passé, cela ne me surprend pas que j'aie choisi un homme plus mûr. Il comprend assez bien ma maladie. Il sait que je mange 3 fois par jour et qu'il est préférable que je ne mange pas certaines choses.
EM : Avez-vous trouvé un équilibre dans votre vie ?
W : Oui, je pense. Je sais ce que je dois faire aujourd'hui pour gérer la nourriture. Et ce sera différent pour chaque personne. Moi, j'ai besoin de participer à plusieurs réunions OA par semaine.
EM : De quoi êtes-vous le plus fière ?
W : Je suis fière d'arriver à manger 3 repas par jour depuis 27 ans.
Je suis fière d'être restée chez OA et d'avoir aidé d'autres personnes en tant que marraine.
Je suis fière d'avoir terminé l'université car ce n'était pas évident. Je l'ai quittée plusieurs fois pour me faire soigner.
Je ne le dis pas souvent mais je me trouve courageuse car le chemin que j'ai suivi n'était pas facile. Je suis fière d’avoir autant d'années d'abstinence.
Dans mes albums photos, j'ai aujourd'hui des souvenirs qui ne sont plus liés à la nourriture. Avant, sur chaque photo, je me rappelais ce que j'avais mangé et où j’en étais avec mon corps. Tout était lié à la nourriture et à mon corps.
Je n'ai pas beaucoup d'occasions de parler des OA. L'important est de savoir qu'il est possible de trouver de l'aide et qu'il ne faut pas souffrir seul.
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