Soins de santé
Près de 11.000 cancers du sein sont diagnostiqués chaque année en Belgique. Souvent, l'ablation totale ou partielle de la poitrine est nécessaire pour éradiquer la maladie. Pas facile de se réapproprier son corps après une telle transformation… Le tatouage peut aider à retrouver confiance, bien-être et estime de soi.
Publié le: 16 septembre 2021
Par: Julien Marteleur
7 min
Illustration: © Yasmine Gateau
Faire la paix avec son corps après un cancer du sein est loin d'être évident. Une fois que la rémission totale est là, que les allers et retours à l’hôpital sont derrière soi, il reste parfois un grand vide, surtout après une ablation mammaire (mastectomie). "Lors d’un cancer du sein, l’image du corps et, par conséquent, l’intégrité corporelle et l’identité de la patiente se brisent, explique la psychologue clinicienne Danaë Holler. La mastectomie ramène à l’angoisse de castration et, au-delà, à celle de la mort." Difficile de se reconstruire quand le simple fait de se regarder nue est un rappel incessant au combat mené. Douloureux de se reconnecter à sa féminité quand le corps reste marqué.
En Belgique, 15 à 20% des femmes optent pour une reconstruction mammaire après une mastectomie. Le chirurgien esthétique pourra soit poser des implants, soit reconstituer un sein à partir de la graisse corporelle de la patiente. Le professionnel peut, la plupart du temps, créer un volume sur lequel une aréole ronde est réalisée. Mais cette dernière est uniforme, le choix des couleurs est limité et elles disparaissent rapidement.
Deux techniques permettent de faire réapparaître plus durablement les aréoles : la dermo-pigmentation médicale et le tatouage 3D de reconstruction mammaire, une technique élaborée par quelques tatoueurs anglo-saxons. La dermo-pigmentation est une technique de “maquillage”, utilisée aussi pour le tatouage des sourcils ou du contour des lèvres. Le dessin du téton est semi-permanent : les couleurs risquent de s’estomper, voire de virer et une retouche est nécessaire tous les deux à trois ans environ. La technique peut être réalisée à l’hôpital par un chirurgien plasticien ou une infirmière spécialement formée. La dermo-pigmentation peut également être exécutée par des esthéticiennes en institut, mais elle ne sera alors pas remboursée par l'Assurance soins de santé (ASSI). Il faut alors compter environ 150 euros pour une aréole.
Le tatouage, quant à lui, est définitif, même s’il s’éclaircit après la phase de cicatrisation. Chez nous, le tatoueur Denis Larminier a été le pionnier du tatouage 3D de reconstruction mammaire. Auteur du projet "To Be Complete Again" ("Être à nouveau complète") au sein de son salon liégeois Little Tear Tattoo, il découvre cette bluffante technique de trompe-l'œil à la suite de la demande d’une partie de sa clientèle. En 2018, après avoir suivi une formation à Londres auprès d’une tatoueuse canadienne, il aménage une partie de son studio pour la dédier uniquement à ces séances hors du commun et fortes en émotions. "Les histoires, l'attitude face à la maladie et le parcours médical varient d'une cliente à l'autre, mais toutes me font part d'un profond soulagement, car le tatouage symbolise en quelque sorte la fin des épreuves", témoigne-t-il.
Que la patiente opte pour une reconstruction mammaire ou non, un tatouage aréolaire ne peut être envisagé que lorsque toute chirurgie est terminée, après un délai minimum de six mois à un an. Si la zone à tatouer comporte des cicatrices, ces dernières doivent présenter un aspect sain et non enflammé car elles ne sont pas toutes "tatouables" et doivent avoir atteint un stade de maturité suffisant, indiqué entre autres par la coloration blanche de la cicatrice.
Une séance de tatouage est toujours précédée d'une séance d'information, durant laquelle la cliente et le tatoueur détermineront la forme et la couleur de l'aréole, son positionnement, la procédure de cicatrisation du tatouage… Le premier passage sous l'aiguille dure en moyenne une heure. Une deuxième séance est envisagée dans les 8 à 12 semaines pour ajuster au besoin les teintes, les détails et les formes.
"C'est une vraie démarche artistique, pas médicale", rappelle Nathalie Lespagne, tatoueuse montoise au sein du salon Noir Charbon et seconde professionnelle en Belgique à s'être formée à cette technique 3D. Fin 2019, Nathalie a lancé "Rose Téton", pour accompagner les femmes dans leur processus de reconstruction après un cancer. "C’est tellement plus qu’une aréole. C’est la féminité, la relation à son corps, à l’autre, aux autres", partage-t-elle. Une démarche soutenue par de nombreux oncologues.
Néanmoins, le tatouage 3D n'est pas pris en charge par la sécurité sociale. Les prix varient entre 250 et 500 euros pour un sein, entre 400 et 850 euros pour les deux.
Lorsque le tatouage aréolaire en 3D est effectué en salon, il a l'avantage de ne pas obliger à se rendre en milieu hospitalier, ce qui renvoie à des lieux et espaces symboliquement marqués. Le tatouage s'effectue dans un environnement démédicalisé, bienveillant et sécurisant, qui permet de clôturer une période de vie difficile, tout en ayant la possibilité d’en démarrer une autre. "C’est psychologiquement important de fermer la porte une fois pour toutes après une reconstruction, souligne Nathalie Lespagne. La tatoueuse propose également des tatouages artistiques permettant de camoufler certaines cicatrices ou de jouer avec elles en les intégrant dans une composition. Il ne s’agit alors pas de redessiner l’aréole en trompe-l’œil, mais d’intégrer les stigmates de l’opération dans un dessin choisi par la candidate au tatouage. "À travers mon travail, j'espère montrer que toutes les blessures, toutes les cicatrices peuvent être apaisées, recouvertes, enjolivées…".
Maman de trois enfants, Stéphanie, 46 ans, ne peut qu’acquiescer. Âgée de 39 ans au moment de son ablation du sein, il était hors de question pour elle d'envisager une reconstruction mammaire. "Dans le tumulte du cancer, ce type de décision se fait dans un état second, quasiment dans l’instinct de survie. Mais sans ce sein, je ne voyais pas comment redevenir femme. Pourtant, je voulais à tout prix me réapproprier mon corps." L’idée du tatouage s’est imposée à elle comme une évidence. Cinq séances "thérapeutiques", douze heures sous l’aiguille au total... Résultat : un magnifique tatouage floral qui part de l’épaule, éclot sur sa cicatrice et descend se lover sous le sein encore présent, pour finir sa course à l’orée du pubis. "Quand j’ai poussé la porte du salon de tatouage, j’avais quelque chose ‘en moins’ que la plupart des autres femmes. Au terme de la dernière séance, j’en suis ressortie avec quelque chose de plus. Ce tatouage, il représente mon chemin vers la guérison."
Le mot tatouage vient du polynésien tatau, qui signifie "dessin inscrit sur la peau". Pratique ancestrale et essentiellement tribale, le tatouage (à l'instar d'autres marques corporelles telles que la scarification ou le piercing) traduit à l'origine une démarcation avec la nature. Signe de reconnaissance, il renseigne sur l'appartenance à une lignée, un clan, une classe d'âge, une religion, etc. Il indique également un statut et fait accéder l'humain au lien social. Ne pas être "marqué", c'est ne pas avoir d'identité.
Au fil de l'Histoire, la signification sociale du tatouage évolue. Au sein des sociétés occidentales, il devient petit à petit synonyme de marginalité ou de délinquance. Depuis une dizaine d'années, le tatouage a de nouveau la cote ! Il est valorisé, exposé, revendiqué par une frange croissante de la population. On le croise aujourd’hui sur toutes les peaux ou presque. Femme ou homme, jeune ou vieux, riche ou pauvre : le tatouage est (re)devenu un phénomène culturel et se banalise de plus en plus. L'engouement pour ce "body art" est renforcé par la mode, la publicité, les chanteurs, les acteurs…
La dimension esthétique, l'effet de mode, suffisent-ils cependant à expliquer la fascination actuelle de nos sociétés pour le tatouage ? David Le Breton, auteur de Signes d'identité : tatouages, piercings et autres marques corporelles (1), offre une perspective anthropologique intéressante sur la question. Selon lui, dans les sociétés traditionnelles, les marquages du corps s'imposent comme des rites de passage, une transmission. Ils sont organisés par les aînés pour accompagner le jeune novice dans le franchissement d'un seuil : le passage à l'âge d'homme. L'identité est alors une position au sein d'un groupe, et le marquage vient en fixer l'appartenance. Dans nos sociétés "modernes" et individualisées, le marquage (en l'occurrence le tatouage) est, justement, l'affirmation d'une démarche personnelle, individuelle. Elle signifie "C'est mon choix". "Le corps est devenu un objet à disposition, un accessoire dont il faut pallier les insuffisances et les imperfections au motif de pure convenance personnelle. C'est un facteur d'individualité. En modifiant son corps, on modifie son rapport au monde : pour changer de vie, on change de corps, du moins on essaie", suggère David Le Breton.