Soins de santé
Le travail sexuel des personnes majeures est à présent dépénalisé. Qu’est-ce que cela implique, concrètement ? Est-ce une avancée pour les travailleurs et travailleuses du sexe ou une aubaine pour les proxénètes ?
Publié le: 29 août 2022
Par: Candice Leblanc
8 min
Photo: © AdobeStock
Contrairement à ce que l’on pourrait croire, la prostitution en tant que telle n’était pas interdite en Belgique – pas pour les personnes majeures, en tout cas (1). C’est le racolage qui l’était et il a été récemment retiré du Code pénal. Mais la réforme adoptée par le Parlement en mars dernier va plus loin : échanger des prestations de nature sexuelle contre de l’argent sera bientôt considéré comme une activité professionnelle à part entière. Par conséquent, les travailleurs et travailleuses du sexe (TDS) auront accès à tout ce à quoi un travail déclaré donne droit : retraite, soins de santé, indemnités d'incapacité de travail, allocations de chômage, écartement (indemnisé) en cas de grossesse, déduction des frais professionnels, etc.
Du côté des représentants des TDS, on est ravi. "Nous réclamions cette réforme depuis longtemps, déclare Daan Bauwens, directeur de l’Union des travailleu(r)ses du sexe organisé(e)s pour l’indépendance (Utsopi). Certes, les autorités fédérales toléraient certaines activités liées au travail du sexe (bars, maisons closes, etc.), mais elles restaient illégales, car considérées comme du proxénétisme dans tous les cas. Concernant les TDS, ce régime de tolérance avait ses limites, que la pandémie, les confinements et la longue fermeture de notre secteur ont brutalement mis en lumière. Faute de statut professionnel, du jour au lendemain, des milliers (2) de TDS se sont retrouvés sans revenus ni aides…"
Cela dit, une partie des TDS n’ont pas attendu la réforme pour inscrire ou, plutôt, dissimuler leurs activités dans un cadre légal : statut d’indépendant sous une autre activité (massage, sexologie, etc.), statut d’artiste pour les acteurs et actrices de films pornographiques, contrat de serveuse avec le minimum d’heures légales (14 heures/semaine), etc.
"Les personnes issues de l’Union européenne ou les migrants titulaires d’un titre de séjour européen peuvent aussi se constituer comme 'associé actif', ajoute Isabelle Jaramillo, coordinatrice à Espace P (3), à Bruxelles. C’est un statut d’actionnaire minoritaire dans une SPRL (un bar, par exemple) qui autorise à travailler sur le territoire belge, sans devoir se former à la gestion. Ces TDS payent des cotisations sociales au responsable de la SPRL qui, de son côté, est censé les reverser à l'ONSS. Dans les faits, bien souvent, il les garde pour lui… Instaurer un cadre plus clair et réglementer le secteur va permettre de lutter contre ce type d'abus."
Reste à convaincre les TDS qui travaillent dans la clandestinité et qui pourraient prétendre à un contrat ou un statut en bonne et due forme de se mettre en ordre. "D’un point de vue sociétal, pour beaucoup, le travail du sexe reste stigmatisé et, donc, 'indéclarable', poursuit Isabelle Jaramillo. Un long travail de sensibilisation nous attend pour les convaincre qu’ils et elles auront tout à gagner à s’inscrire officiellement comme TDS."
D’autant que tout n’est pas réglé, loin de là ! Les autorités compétentes doivent encore élaborer ce fameux nouveau cadre de travail, en concertation avec les représentants des TDS. Les négociations – qui devraient aboutir d’ici la fin de l’année – concernent notamment la commission paritaire et les barèmes de ce "nouveau" secteur, l’âge de la retraite, les contrôles qui devront être effectués par l’Inspection et la Médecine du travail, la formation des agents pour détecter les abus et délits, etc.
Le secteur est d’autant plus complexe à encadrer qu’il ne se limite pas à la seule prostitution. Il englobe également les performances en club (type strip-tease) ou en ligne (par webcam), le fait de poser pour des photos ou de jouer dans des productions audiovisuelles érotiques ou pornographiques, les pratiques monnayées de bondage et de sadomasochisme (qui n’impliquent pas forcément de relations sexuelles), etc. Autant de prestations qui diffèrent tant par leur nature et les lieux où elles sont proposées que par leur tarification.
Du côté des syndicats, "il va nous falloir débroussailler tout ça ! admet Gaëlle Demez, responsable nationale des Femmes CSC. Et le sujet est sensible. Bien sûr, nous sommes favorables à ce que tous les travailleurs et travailleuses, y compris les TDS, aient accès aux mêmes droits, à la sécurité et à la santé au travail. Mais il est essentiel de faire la différence entre les personnes qui choisissent volontairement d’exercer cette profession et les victimes de la prostitution forcée, qui reste interdite et doit être fermement combattue !" Un point sur lequel tout le monde s’accorde.
Si le législateur a voulu faciliter la vie des TDS, il a en revanche réaffirmé sa volonté de lutter contre la traite des êtres humains à des fins sexuelles et son pendant, le proxénétisme. "Organiser ou faciliter la prostitution d’autrui pour en retirer un avantage (anormal) reste une infraction (4), rappelle Adrien Masset, professeur de droit pénal à l’ULiège. Si l’accusé a profité de la vulnérabilité de la personne prostituée (si elle était sans-papiers, par exemple), c’est une circonstance aggravante ; les peines sont alourdies en conséquence. Ce qui va changer, c’est qu’il y aura bientôt des exceptions qui permettront aux TDS de recourir aux services d’un comptable, par exemple, ou de louer un espace de travail à un bailleur sans que ces derniers soient poursuivis pour proxénétisme, comme ça pouvait être le cas auparavant. Et vu le peu de clarté des textes sur ce point, ces exceptions pourraient devoir faire l'objet d'une autre loi, qui n'a pas encore été votée."
D’aucuns s’inquiètent que ces dispositions permettent aux vrais proxénètes de donner un vernis légal à leurs activités criminelles. Car les ressorts et mécanismes du proxénétisme peuvent être complexes, pour ne pas dire subtils. On y rencontre volontiers de l’emprise psychologique, du chantage (affectif) ou de l’abus de confiance. Des phénomènes dont les victimes sont plus ou moins conscientes. La crainte de voir la nouvelle loi servir les intérêts des proxénètes au détriment des leurs est donc légitime. "En fait, il faut attendre de voir comment la future loi sur les exceptions au proxénétisme sera formulée et, surtout, comment elle sera appliquée sur le terrain, commente le Pr Masset. A priori, qui dit réglementation dit contrôles et, donc, possibilités d’agir…"
"Sortir le travail du sexe de l’ombre et de l’économie informelle est une solution pour détecter et réprimer le proxénétisme et la traite des êtres humains, estime Isabelle Jaramillo. Mais la réforme n’est pas une solution miracle : il y aura toujours de la clandestinité dans ce secteur, comme il y a du travail au noir dans le bâtiment, l’Horeca ou le travail domestique, malgré des cadres légaux."
Autre crainte : la banalisation de la prostitution. "Ce type d’activité ne peut et ne doit pas être considéré comme n’importe quel travail, estime Gaëlle Demez. Il ne faudrait pas, par exemple, que de tels jobs soient un jour proposés par le Forem ou Actiris !" Selon le Pr Masset, c’est peu probable. "La publicité pour la prostitution dans l’espace public reste interdite. Toutefois, la réforme a introduit quelques exceptions. Les TDS peuvent ainsi promouvoir leurs propres services 'derrière une vitrine dans un lieu qui est destiné spécifiquement à la prostitution' ou 'sur une plateforme internet ou un autre support (…) destinés spécifiquement à cet effet' (5). De plus, une nouvelle infraction a fait son apparition dans le Code pénal : l’incitation à la prostitution. Elle a été introduite pour lutter contre les agences ou sites web qui tentent de recruter des jeunes femmes (ou hommes) pour des activités de prostitution." Exemple : ce site qui, en septembre 2017, avait fait installer un panneau publicitaire près de l’Université libre de Bruxelles pour inciter les étudiantes à se faire "aider financièrement" par un sugar daddy (6). L’histoire avait fait scandale et des plaintes avaient été déposées. Sous la pression, le site avait retiré la publicité, mais cette histoire avait mis en évidence un certain flou juridique autour de cette question – même si des condamnations pénales ont été prononcées.
Malgré son côté "oeuvre inachevée", la réforme belge relative au travail du sexe a le mérite du pragmatisme. Au-delà du jugement moral et à défaut d’éradiquer ce type d’activités, elle vise à offrir davantage de droits aux TDS. À terme, peut-être sera-t-elle un outil efficace pour lutter contre le proxénétisme et à la traite des êtres humains ? "Depuis 1948, la Belgique est liée par des conventions internationales qui prônent l’abolition de la réglementation de la prostitution, conclut le Pr Masset. La décriminalisation du travail sexuel des adultes et l’entrée de cette activité dans le Code du travail nous mettent de facto en porte-à-faux vis-à-vis de cette vision. D’abolitionniste, nous passons à un régime réglementariste." Espérons que les TDS y gagneront effectivement en sécurité et les victimes de la traite des êtres humains en espoir et en justice.
(1) Le recours à la prostitution des personnes de moins de 18 ans reste strictement interdite. Il est passible de 10 à 15 ans d'emprisonnement et de 1.000 à 100.000 € d’amende. La personne mineure prostituée s'expose quant à elle à une intervention des services d'aide à la jeunesse.
(2) Faute de recensement et à cause de la clandestinité dans laquelle la plupart des TDS se trouvent, leur nombre exact en Belgique n’est pas connu.
(3) Espace P est une ASBL qui accompagne et aide les TDS.
(4) "Prendre des mesures pour empêcher ou rendre plus difficile l’abandon de la prostitution" relève également du proxénétisme (Art. 433quater/1).
(5) Art. 433quater/2, §2.
(6) Le sugar daddy (littéralement "papa gâteau") offre cadeaux et/ou argent à une sugar baby en échange de certaines prestations (sexuelles).