Soins de santé
Depuis quelques années, un nombre croissant de personnes s’emparent du sujet des règles et l’abordent publiquement. Si les approches et discours diffèrent, le mot d’ordre est le même: en finir avec ce tabou! Car en parler est un enjeu de société… et de santé féminine.
Publié le: 22 février 2022
Par: Candice Leblanc
8 min
Illustration: © Rita Renoir
Au moment où vous lisez ces lignes, environ 650.000 personnes ont leurs règles en Belgique (1). Dans le monde, à chaque seconde, elles sont 800 millions à perdre un peu ou beaucoup de sang. Pour les unes, c’est un soulagement, pour les autres une déception, voire une inquiétude. Dans certains pays, femmes et filles réglées sont écartées du lit conjugal, de leur foyer, voire de la communauté. Dans d’autres, elles vont à la piscine, font l’amour ou vaquent à leurs occupations habituelles. Certaines sont en ce moment même clouées au lit, en proie à des douleurs que de nombreuses personnes, y compris des professionnels de la santé, banalisent, minimisent, voire moquent. Toutes vivent les menstruations pour ce qu’elles sont : une réalité biologique qui revient grosso modo tous les mois, pendant 38 ans en moyenne, chez la moitié de l’humanité.
Les règles sont naturelles, au même titre que la digestion, le sommeil ou les battements de notre cœur. Dès lors, pourquoi le sujet met-il encore mal à l’aise ? Pourquoi choisir un liquide bleu plutôt que rouge dans les publicités de certaines marques de protections périodiques ? Pourquoi ce sang-là dérange alors qu’une éraflure sur un genou d’enfant, les poches de transfusion sanguine ou les litres d’hémoglobine qui colorent nombre de séries, de films et de jeux vidéo laissent bien souvent de marbre ? "Parce que des constructions socioculturelles et religieuses nous ont appris que le sang menstruel et, plus largement, le sexe de la femme ont quelque chose de sale, d’impur, de honteux, déplore Bettina Zourli, créatrice de contenus et autrice de Sang honte. Le guide qui propose de nouvelles règles (2). “Nous subissons, de façon plus ou moins inconsciente, un héritage millénaire qui a nourri une foule de fausses croyances au sujet des menstruations et justifié l’inégalité hommes-femmes sous prétexte que ces dernières auraient un corps affaibli par des pertes sanguines qu’elles ne maitrisent pas."
Depuis quelques années, toutefois, les mentalités semblent évoluer, à la faveur de la quatrième vague du féminisme, amorcée au début des années 2010, accélérée par le mouvement #metoo et portée par les réseaux sociaux. De la pièce Cela va sang dire de Delphine Cheverry aux podcasts Rouge comme les règles (France Culture), Monstruations ou La Menstruelle, en passant par les innombrables livres et comptes Instagram et leurs contenus informatifs, artistiques ou militants, les règles sortent de l’ombre des culottes et deviennent un sujet de discussion publique.
Tout le monde ne voit pas cette libération de la parole menstruelle d’un bon œil, y compris chez les féministes. En France, où l’héritage de Simone de Beauvoir (3) domine encore fort le mouvement, certaines craignent que cette mise en avant des réalités biologiques féminines (re)deviennent une excuse pour "essentialiser" les femmes, les penser comme étant dominées par leur corps, leurs cycles, leurs hormones, leurs émotions… avec tous les préjugés et inégalités de traitement que de telles conceptions entretiennent.
Quoi qu’il en soit, "les règles sont un sujet politique, estime Manoë Jacquet, coordinatrice de l’ASBL Femmes et Santé. En témoignent les débats sur la 'taxe tampon' (qui a abouti à une baisse de 21 à 6 % sur la TVA des produits d’hygiène intime en 2018, NDLR) et sur les congés menstruels pour les femmes qui souffrent de leurs règles et/ou de syndrome prémenstruel (voir encadré). Une attention croissante est aussi accordée à la précarité menstruelle (4) à laquelle sont confrontées des milliers d’étudiantes, de migrantes et de femmes vivant dans la pauvreté en Belgique. Sans oublier d’éventuels aménagements de carrière ou d’horaires durant la ménopause, un sujet dont quasi personne ne parle dans le monde du travail alors qu’il concerne(ra) toutes les femmes !"
Autre thème dont il est beaucoup question : les protections périodiques. "Périodiques et non hygiéniques ! insiste Bettina Zourli. Les règles n’étant pas sales, il ne s’agit pas d’hygiène, mais de confort et de dignité."
Après des décennies de règne sans partage, tampons, serviettes et protège-slips jetables se voient concurrencer depuis quelques années par de nouveaux produits auxquels l’autrice de Sang honte consacre tout un chapitre. On peut les diviser en deux grandes catégories :
À ces produits intimes, il convient d’ajouter le flux instinctif (libre), une méthode vieille comme le monde, qui "consiste à retenir le flux menstruel grâce à une contraction du périnée, de la même manière que l’on retient son urine, pour ensuite aller se soulager aux toilettes" – ce qui requiert pas mal d’entrainement !
Comment choisir la "bonne" méthode ? "En en essayant plusieurs !, recommande Bettina Zourli. Il ne s’agit pas de retomber dans de nouvelles injonctions ni de bannir telle ou telle méthode. Si les tampons vous conviennent, pas de problème ! Mais si vous en avez les moyens et l’opportunité, il est toujours intéressant de tester de nouvelles options."
Plusieurs raisons expliquent le succès croissant des protections réutilisables, au premier rang desquelles de légitimes et honorables préoccupations écologiques. De plus en plus de consommatrices se méfient des tampons et serviettes jetables dont les fabricants rechignent à communiquer clairement la composition. Surtout, elles craignent la "maladie du tampon", c’est-à-dire le syndrome du choc toxique (SCT). Cette libération massive de toxines par un staphylocoque (bactérie) induit une infection grave, potentiellement fatale. Le SCT est favorisé par les dispositifs qui font stagner le sang, comme un tampon laissé trop longtemps en place… ou une cup, une éponge menstruelle ou même un diaphragme ! Et dans la moitié des cas, le SCT est non menstruel, car il peut aussi survenir chez des femmes présentant une infection postopératoire ou en post-partum. "Aussi impressionnant et médiatisé soit-il, ce syndrome est très rare (5), tempère la Dr Alessandra Moonens, médecin généraliste dans un centre de planning familial. Personnellement, je n’en ai jamais vu ! Nombre de femmes laissent leur protection interne pendant des heures, toute une nuit, voire les oublient pendant plusieurs jours, sans que cela ne prête à conséquence. Cependant, le risque zéro n’existe pas. Pour prévenir mauvaises odeurs, mycoses ou infections, il est recommandé de changer de protection périodique interne toutes les 4 heures maximum, en veillant à se laver les mains avant et après. Quant aux textiles réutilisables (culottes menstruelles, serviettes lavables, etc.), les laver à 60 °C en machine suffit. Inutile de les faire bouillir : ce n’est que du sang, après tout…"
… disait Socrate. Le philosophe grec n’avait sans doute pas les règles en tête lorsqu’il donnait ce conseil à ses disciples, et pourtant ! "Observer ses propres cycles (nombre de jours, quantité de sang, symptômes physiques et psychiques perçus, etc.) aide à mieux comprendre son corps, explique Manoë Jacquet. Cette connaissance expérientielle permet de s’approprier le savoir, de combler la distance qu’il y a parfois entre la théorie – expliquée à l’école et/ou par les médecins, mais souvent mal comprise – et le vécu personnel de chacune." Dans ce cadre, les applis pour smartphone comme Clue ou Flo, qui permettent de suivre ses cycles menstruels, et/ou participer à des groupes de santé avec d’autres femmes peut aider à (re)devenir actrices de sa santé, de façon individuelle et collective. “Ni ces groupes ni les applis ne se substituent à une consultation médicale, rappelle Manoë Jacquet. Toutefois, en cas de symptôme(s) gênant(s) ou inhabituel(s) ou de difficultés à concevoir, connaitre ses cycles aide à préparer ladite consultation, à informer le ou la médecin de ce que représente notre normalité afin d’attirer son attention sur ce qui nous inquiète.” Preuve que les règles peuvent elles aussi participer à l’"empowerment" des femmes.
(1) Chiffre obtenu en divisant par 4 (nombre moyen de semaines d’un cycle menstruel) les 2,7 millions de femmes âgées de 13 à 51 ans que compte la Belgique.
(2) Paru aux éd. Kiwi, mai 2021.
(3) Une critique souvent adressée à Simone de Beauvoir par certains courants (éco)féministes est d’avoir pensé l’émancipation comme une "masculinisation des femmes". Pour parvenir à l’égalité, il faudrait gommer toutes les particularités du vécu féminin (y compris biologiques) et adopter des attitudes considérées par certains comme masculines : la rationalité, l’ambition, la distanciation émotionnelle, etc.
(4) La précarité menstruelle désigne le manque d’accès à des produits périodiques à cause de problèmes financiers.
(5) D’après Orphanet, l’incidence du SCT aux États-Unis serait d’un cas pour 156.000 ou 192.000 personnes.
La majorité des femmes connaissent un syndrome prémenstruel (SPM) qui survient une dizaine de jours avant les règles. Seins sensibles, maux de ventre ou de tête, troubles du sommeil, fringales, problèmes de transit, irritabilité, tristesse… Une centaine (!) de symptômes physiques et psychiques ont été répertoriés. Environ 5 % d’entre elles souffrent d’un trouble dysphorique prémenstruel, une forme particulièrement sévère de SPM, qui peut provoquer des troubles dépressifs aigus, voire des idées suicidaires…