Santé

Ivre de sobriété

Dans une société où l’alcool est omniprésent, sortir de l’alcoolisme peut s'avérer un parcours compliqué. Donner du sens à cette décision permet de tenir dans la durée.

Publié le: 16 décembre 2024

Mis à jour le: 19 décembre 2024

Par: Sandrine Cosentino

6 min

un  homme refuse un verre d'alcool

Photo: ©AdobeStock

À table, une amie refuse de prendre un apéritif. Les remarques fusent : "C'est triste !", "Allez, juste un verre, tu verras, le goût est agréable !", "Es-tu malade ou enceinte ?" Des questions intimes ou des jugements hâtifs poussent souvent les personnes abstinentes à se justifier ou trouver des stratagèmes pour éviter la discussion. Pourtant, les raisons de ce choix peuvent être diverses : par gout, par convictions, pour des problèmes de santé ou de dépendance. 

La consommation d'alcool, bien qu'ancrée dans les traditions culturelles et sociales depuis des millénaires, n'est pas anodine et peut conduire à des comportements à risque. En Belgique, selon une enquête de Sciensano, près d'un quart de la population de 15 ans et plus ne boit pas ou plus. 16,8 % n'y a jamais touché tandis que les ex-consommateurs représentent 6,6 %.

Un phénomène universel

L'alcoolisme, ou trouble lié à l'usage de l'alcool, est reconnu comme une maladie par l'Organisation mondiale de la santé depuis 1978. Il affecte des personnes de toutes origines sociales et culturelles. Même si les habitudes de consommation selon le niveau socio-économique diffèrent, le développement d'une dépendance peut survenir dans tous les groupes. 

Pour sortir de cette dépendance, certains auront besoin d'une cure, d'autres du soutien d'un groupe de parole ou d'un suivi psychologique. Éviter de retomber dans la spirale de l'addiction est crucial et le chemin pour y parvenir n'est pas un long fleuve tranquille. 

Nicolas est abstinent depuis quatre ans. Après avoir consommé pendant plus de 30 ans, il décide d'arrêter : "J'étais délivré, comme si je sortais de l'esclavage. Mais pendant un an, c'était difficile. Quand je voyais des clients dans un bar, je m'obligeais à penser à autre chose." La pression sociale pèse sur les épaules et s'abstenir de boire devient une lutte au quotidien.

Comprendre pourquoi

Christophe Chevalier est psychologue et alcoologue. Il insiste sur l'importance d’identifier les causes profondes de la dépendance. Cette introspection aide à mieux vivre l'abstinence. "Plus l'idée d'arrêter de boire a du sens, plus on a de chances de se détacher du produit et moins on est sensibles aux stimuli extérieurs comme l'étalage des bouteilles dans les magasins, les propositions de l'entourage ou les publicités", affirme-t-il.

Dans son livre "L’alcoolisme est-il une fatalité ? – Comprendre et inverser une spirale", Philippe de Timary, chef de service de psychiatrie des Cliniques universitaires Saint-Luc à Bruxelles, a également analysé les difficultés liées au maintien de l'abstinence. Il a constaté que certains patients devaient lutter contre une envie prononcée de consommer à des moments particuliers de la journée. Alors que d'autres ne ressentaient plus la moindre envie, même s'ils sont entourés de personnes partageant des boissons alcoolisées. Selon ses recherches, une décision claire et motivée d’arrêter est essentielle, car sans cette volonté ferme, les comportements automatiques liés à la consommation tendent à reprendre le dessus. 

Nicolas a entrepris un travail psychologique pour comprendre pourquoi il en était arrivé à un tel degré de consommation. "Pour ma part, plusieurs membres de ma famille étaient alcooliques et j’ai commencé à boire très jeune." Les consommateurs recherchent souvent l’effet euphorisant de l’alcool pour ressentir de la désinhibition et une diminution momentanée du stress. Son effet anesthésiant engourdit les émotions et atténue temporairement la douleur psychologique. Il peut être utilisé comme un moyen de fuir des états émotionnels négatifs et masquer des souffrances sous-jacentes.

Entourage et soutien

En devenant abstinent, certains patients peuvent redouter de perdre le sentiment de "protection" apporté par la boisson. "Ma plus grande peur en arrêtant de boire était que je ne sois plus agréable socialement, se souvient Nicolas. Mais aujourd'hui, je suis fier d'affirmer le contraire, j'ai retrouvé confiance en mes capacités sociales." 

L'état psychologique dans lequel est vécue l'abstinence va conditionner en partie le succès de la démarche, ajoute Philippe de Timary. Il évoque différentes pistes pour réduire le sentiment d'anxiété : retisser du lien social de qualité pour éviter l'isolement, bénéficier du soutien bienveillant de l'entourage ou changer radicalement de milieu si ces relations ont tendance à pousser à la consommation. 

Alexandre, abstinent depuis dix ans, évoque de son côté l'importance capitale que les groupes de paroles ont eu dans son parcours : "J'ai pu parler de mon histoire avec d'autres qui me comprenaient et ne me jugeaient pas." C'était son seul moyen de se maintenir abstinent, n'ayant plus de ressources financières pour consulter des professionnels de la santé. Les Alcooliques anonymes sont souvent considérés comme les précurseurs de la pair-aidance, c’est-à-dire l'entraide entre personnes partageant des expériences similaires. Ce soutien mutuel est aujourd'hui reconnu comme un outil efficace dans les démarches de rétablissement. Grâce à ce groupe, Alexandre a été guidé vers une sobriété choisie et non subie. "J'ai réussi à transformer cette phobie de passer des moments sans picoler en un choix personnel et déterminé."

Omniprésence de l'alcool

Une personne alcoolodépendante qui s'engage dans une démarche d'abstinence sera à un moment donné ou un autre exposé à des sollicitations. "Au début, mes patients s'inquiètent d'y être confrontés, confirme Christophe Chevalier, psychologue et alcoologue. Dans un premier temps, je leur conseille d'éviter les lieux et les évènements qui pourraient être problématiques. Puis, nous travaillons ensemble sur les moments où ils seront inévitablement confrontés à la consommation des autres. Cela nécessite à nouveau qu'ils soient au clair avec eux-mêmes sur leur refus de boire." 

La cellule alcool de la Société scientifique de médecine générale (SSMG) a lancé un appel en octobre 2023 contre l’omniprésence de l'alcool dans notre société. Face à ce fléau — l’abus d’alcool est la deuxième cause de mortalité évitable après le tabac — la responsabilité individuelle ne doit pas uniquement être pointée du doigt. Tant que la société n’est pas capable collectivement de remettre en cause la place accordée à l’alcool, résoudre le problème de la dépendance au niveau personnel restera difficile.