Soins de santé
Oxycodone, codéïne, tramadol… La prescription de ces puissants antidouleurs a doublé en 15 ans en Belgique. Le phénomène inquiète, car la prise excessive de ce type de produits peut rapidement mener à l'accoutumance, voire à l'addiction.
Publié le: 23 janvier 2024
Par: Julien Marteleur
7 min
Photo: © AdobeStock
Sa "dose". C'est le surnom que donnait Mathieu à son flacon de tramadol. Opéré du dos à deux reprises avant ses 30 ans et souffrant a posteriori de douleurs chroniques, le jeune homme a vécu une relation amour-haine avec les opioïdes. Amour, parce que le tramadol (prescrit le plus fréquemment chez nous sous l'appellation Contramal®), qui agit directement sur la perception de la douleur par le cerveau, "permettait d'oublier mon dos quelques heures par jour." Haine, parce que ce soulagement temporaire a eu un prix : l'accoutumance et, très vite, la dépendance.
"Je n'ai rapidement plus pu m'en passer. Pour fonctionner comme un être humain 'normal' et supporter la souffrance, mais aussi, soyons honnêtes, parce que le médicament me faisait complètement planer et que j'en oubliais presque mes problèmes." Mathieu a mis trois ans et demi à sortir de son addiction. Au passage, il aura dangereusement flirté avec l'oxycodone, la codéïne et la tilidine : "La tilidine, je l'ai connue avec le Valtran® sous forme de gouttes. Un opioïde efficace, mais qui me donnait des hallucinations. En bout de course, ça a été la galère de me sevrer de tous ces produits, qui m'avaient transformé en zombie mais qui m'étaient devenus indispensables."
Ce témoignage est malheureusement de moins en moins rare. En 2021, 1,1 million de Belges se sont vus prescrire des analgésiques dits "lourds", selon les données de l'Inami. En tête du box office ? Le fameux tramadol, un favori des prescriptions post-opératoires notamment (700.000 patients ont obtenu cette ordonnance cette année-là). L'oxycodone (comme l'Oxynorm® par exemple), un puissant anti-douleur, a quant à lui été administré à 80.000 Belges. C'est trois fois plus qu'en 2011. Plus globalement, l'utilisation de cinq opioïdes a augmenté chez nous de 82 % entre 2006 et 2017. Peut-on déjà parler d'épidémie ?
"Nous sommes loin de la crise des opioïdes qui ravage les États-Unis depuis les années 90 et qui s'inscrit dans un contexte historique de sur-prescription et de sécurité sociale défaillante, tempère Michaël Hogge, chercheur pour Eurotox, l'observatoire socio-épidémiologique alcool-drogue en Wallonie et à Bruxelles. En Belgique, plusieurs instances encadrent les pratiques prescriptives et ce type de dérive n'est pas à l'ordre du jour."
Selon le chercheur, plusieurs facteurs expliquent l'augmentation de la consommation d'opioïdes dans notre pays : d'abord, l'allongement de l'espérance de vie, "qui implique une apparition croissante de maladies dites du vieillissement, qui entraînent davantage de douleurs somatiques (liées au corps, NDLR)." Ensuite, l'augmentation des cas de cancers qui peuvent provoquer des douleurs importantes si les métastases ou la tumeur touchent ou compriment une partie sensible du corps. Enfin, selon Michaël Hogge, "nous sommes entrés dans une époque où la douleur n'a plus sa place et où elle est systématiquement médicalisée."
Michaël Hogge, chercheur Eurotox
"Quand mon dos a commencé à me lâcher, un premier médecin m'a d'abord prescrit du Dafalgan® codéïné, puis du tramadol, se souvient Mathieu. Mais je ne voudrais pas tirer sur l'ambulance : c'est sous mon insistance que les prescriptions ont été faites, il ne m'a rien imposé." Pour le chercheur d'Eurotox, cet exemple illustre bien que les pratiques des médecins comme les attentes des patients doivent changer. "Parfois, par manque de temps à consacrer à la personne ou confronté à la douleur du patient, le médecin se sent 'obligé' de prescrire des anti-douleurs. Le problème réside aussi dans le manque d'avertissements autour de la prise de ce type de molécules, qui ont des effets secondaires importants (nausée, insomnie ou somnolence, arythmie cardiaque…) et sont très addictifs."
Dérivés de la morphine, les opioïdes procurent une forte anesthésie "générale". Imparable à court terme, mais avec un inconvénient de poids : l'hyperalgésie. "Répétée dans le temps, cette anesthésie diminue la résistance naturelle du corps à la douleur, résume Jan Tytgat, toxicologue à la KULeuven. Le patient souffre donc de plus en plus rapidement, ce qui l'incite à augmenter la prise du médicament pour obtenir l'effet désiré. C'est au travers de cette accoutumance que la dépendance s'installe, parfois au bout de trois mois de consommation quotidienne."
Parmi les 1,1 million de Belges utilisateurs d'opioïdes en 2021, ils étaient 0,3 % à être "accros", selon les chiffres de Sciensano. Dépendants sur ordonnance, ces patients n'ont parfois pas conscience d'avoir atteint un seuil critique. "À l'hôpital ou aux urgences, on met encore trop rapidement et sans plus d'explication dans la main des patients des produits qui soulagent, certes, mais qui sont potentiellement mortels", rappelle Michaël Hogge. Car le risque d'overdose existe : surconsommés ou associés à d'autres substances comme l'alcool, les opioïdes peuvent avoir un effet décuplé sur la région du cerveau qui régule le mécanisme respiratoire. Les pupilles se contractent, la perte de connaissance survient, suivie d'une dépression respiratoire entraînant rapidement la mort.
En 2019, le magazine d'investigation Médor publiait une vaste enquête sur la consommation d'opioïdes en Belgique. Grâce notamment à des données de la MC, des "foyers sur-prescripteurs" avaient pu être cartographiés, par exemple dans des régions plus vulnérables économiquement comme la Province du Hainaut. Mais "si les situations génératrices de mal-être et de souffrance peuvent expliquer la surconsommation de ce type de produits qui permettent aussi d'altérer la réalité", souligne le chercheur d'Eurotox Michaël Hogge, personne n'est à l'abri d'une assuétude aux opioïdes.
"En termes d'accessibilité, la source la plus importante d'anti-douleurs, c'est la pharmacie familiale. Combien de personnes, tous milieux confondus, se sont vu prescrire un opioïde à un moment donné, par boîte de 30 comprimés ? On rentre chez soi, on en prend 5, puis la boîte reste là, à portée de tout le monde. Et plus tard, quand on a de nouveau mal, c'est la porte ouverte à l'auto-médication et, peut-être, aux abus."
Avec les médicaments, alerte Michael Hogge, le danger se situe également dans la conception de "fausse sécurité" induite par la prescription. Si le médecin le recommande, cela ne peut pas faire de mal ! Or, enchérit le toxicologue Jan Tytgat, "une responsabilité importante incombe aux prescripteurs. On ne parle pas ici d'une aspirine : ces médicaments ne devraient être administrés que dans des cas bien précis, comme les patients en phase terminale d'un cancer ou après une opération chirurgicale lourde. Les opioïdes ont leur utilité, dans les cas de douleurs chroniques également. Mais il s'agit d'une solution à court terme."
Jan Tytgat; toxicologue
Si on impose aux médecins des prescriptions plus parcimonieuses, il faut d'abord prévenir l'apparition de la douleur, préconise Michaël Hogge. "La douleur – chronique ou non – doit être traitée de manière multimodale. La balance bénéfice-risque est biaisée : on pare au plus pressé et on donne au patient un médicament qui va le soulager instantanément, mais pas dans la durée. Et si on s'intéressait plutôt à ce qui provoque la souffrance des personnes ? Il faut détricoter la 'mauvaise santé' et donner davantage de moyens et de résilience aux patients pour qu'ils tombent moins vite malades." Jan Tytgat, lui, reste pragmatique : "Les médicaments ne sont pas toujours l'unique remède à la douleur. Dans certains cas, la physiothérapie, la neurostimulation ou encore des séances psychologiques qui aident la personne à vivre avec la douleur peuvent s'avérer utiles."
En attendant un changement de paradigme, les instances fédérales restent conscientes du problème de la consommation d'opioïdes en Belgique. Dès mars prochain, les spécialités à base de péthidine (Pethisom®) ou de piritramide (Dipidolor®) ne pourront plus être délivrées qu'à l'hôpital. À l'heure actuelle, ces médicaments – catégorisés comme stupéfiants par le Centre belge d'information pharmacothérapeutique - sont toujours disponibles sur rigoureuse prescription en pharmacie publique.