Seniors
Les personnes grosses* souffrent de nombreuses stigmatisations dans les structures de soins. Des discriminations dont l'effet sur la santé peut être parfois pire que le surpoids lui-même.
Publié le: 20 novembre 2023
Par: Soraya Soussi
10 min
Illustration: (c)Yasmine Gateau - Les discours culpabilisants renvoient trop souvent la personne à sa responsabilité individuelle quand les pouvoirs publics décrivent l'obésité comme un enjeu de santé publique et donc collectif.
Depuis plusieurs mois, Julie (nom d’emprunt) dort mal. Elle se rend dans une clinique pour en identifier la cause. "À peine entrée dans le cabinet, le médecin m'a dit : 'vu la taille de votre cou, il est fort à parier que vous faites de l'apnée du sommeil'." Car Julie est grosse, selon les standards médicaux. "J'ai eu droit à un discours culpabilisant de la part du médecin : 'j'ai 5 enfants, je travaille 10 heures par jour et j'arrive encore à faire du sport quotidiennement, donc vous n'avez aucune excuse.' Je n'avais qu'une envie : quitter les lieux. Mais je voulais tout de même faire les tests pour confirmer le diagnostic. Ils ont finalement montré que je ne faisais pas d'apnée du sommeil !" Ce témoignage révèle une réalité à laquelle sont confrontées les personnes que l’on qualifie généralement de "bien en chair", "rondes", "voluptueuses", "bonnes vivantes" mais qui, lorsque l’on parle de soins, subissent une réelle discrimination : la grossophobie médicale.
En Belgique, près de la moitié de la population est en surpoids (49,3 %), soit un adulte sur deux, et 16 % en obésité, soit un adulte sur cinq (1). La mesure standard pour définir ces deux données se base sur l'indice de masse corporelle (IMC) dont le résultat s'obtient par une simple formule : le poids divisé par la taille au carré. Une personne est dite en surpoids si son IMC équivaut ou dépasse 25 et qualifiée d'obèse si son IMC équivaut ou dépasse 30. L'Organisation mondiale de la santé (OMS) et la plupart des professionnels de la santé définissent le surpoids et l'obésité comme des maladies, mais aussi des facteurs de risque d'une série de pathologies : le diabète de type 2, les maladies cardiovasculaires, l'hypertension, certains cancers, etc. Ce que l'on reporte moins souvent, ce sont les effets dévastateurs de la grossophobie médicale sur la santé des personnes grosses : désertion des hôpitaux et cabinets, report de soins, aggravation et développement de troubles ou de maladies (physiques et mentales) …
Dans un article du journal français Le Monde, le sociologue Jean-François Amadieu souligne la spécificité de la grossophobie comme une discrimination qui touche potentiellement une grande partie de la population (les chiffres de surpoids et d’obésité étant similaires en France).
La Clinique Saint-Jean à Bruxelles a récemment fait peau neuve. Dans son service digestif, le mobilier et le matériel médical sont bien évidemment adaptés à tous les corps. "Il est important que les personnes qui viennent consulter chez nous se sentent à l’aise, non jugées et bien accueillies", précise Maxime Mairiaux, chirurgien digestif. Une attention qui devrait être la norme dans une structure de soins, selon les militants anti-grossophobie. Le problème d’accès aux soins de santé est en effet un enjeu de poids et se définit aussi par l’accessibilité physique : la plupart des lieux de soins ne sont, par exemple, pas équipés de chaises sans accoudoirs pour permettre à toute la patientèle de s'asseoir, de tensiomètres à la bonne taille afin d'effectuer les examens nécessaires, de tables d'opération et de scanners adaptés aux gros corps pour là aussi, soigner correctement.
Si le poids peut avoir une influence sur la mauvaise santé d'une personne, il n'en est pas toujours la cause. En d'autres termes : "Ce n'est pas parce que vous êtes gros, que vous êtes ou allez forcément être malade, prévient Anastasia Dawant, médecin généraliste et grosse comme elle souhaitait le préciser. Le problème du terme 'obésité' est qu'il pathologise toutes les personnes selon une donnée purement statistique et incomplète qu'est l'IMC. Á un IMC égal, tous les patients ne seront pas malades." Par ailleurs, elle insiste sur le terme de "facteur de risque" qui ne veut donc pas dire "inévitablement malade": "Un individu gros et très actif physiquement aura une meilleure santé et moins de risque de tomber malade qu'un patient mince qui ne bouge pas." La croyance du gros devant son canapé qui mange en quantité astronomique de la malbouffe et ne fait aucun exercice doit être déconstruite, y compris dans le milieu médical qui n'échappe pas à ce biais, martèle Dr Dawant.
Anastasia Dawant, médecin généraliste.
Par contre, comme toute autre discrimination, la grossophobie rend malade. L'exposition à ces (micro)agressions quotidiennes peut créer un taux de stress élevé chez les personnes. En découlent un mauvais sommeil, une mauvaise hygiène de vie, le développement de pathologies dont celles liées à l'obésité, une rupture de confiance envers le corps médical et aussi, des errances médicales et de diagnostic.
"J'étais depuis longtemps sujette aux angines chroniques. Les médecins que je consultais répétaient qu'à cause de mon poids, mes amygdales étaient trop grosses. Il fallait donc que je maigrisse, se rappelle Virginie. Je suis allée voir une autre médecin. Elle m'a écoutée et était surprise qu'on ne m'ait jamais opérée car cela devenait dangereux pour ma santé. Depuis le retrait de mes amygdales, je n'ai plus eu d'angine."
Une étude canadienne menée auprès d’étudiants en médecine révélait que 67 % d’entre eux admettaient avoir des biais grossophobes et les exprimaient à leur patientèle. Malgré la légitimité pour un médecin d'agir préventivement ou de soigner, certains oublient d'être bienveillants, à l'écoute de leur patientèle au détriment de sa santé. Ne voyant finalement que le poids et négligeant d'autres facteurs ou raisons d'une pathologie. Contrairement à ce que l'on croit, les personnes grosses n’ont pas toujours le contrôle sur leur poids. Les raisons sont multiples : facteurs génétiques (qui sont responsables entre 40% et 70% de l’obésité des personnes), hormonaux (grossesse, ménopause, problèmes de thyroïde), stress, troubles du sommeil ou psychologiques, médicaments psychotropes, etc. Ne serait-ce donc réellement qu'une question de volonté ?
La plupart des médecins et militants anti-grossophobie ne font pas l'apologie de l'obésité. Mais la multiplication des témoignages de grossophobie médicale ces dernières années révèle un dysfonctionnement en termes d’accueil des patients et patientes. Les discours culpabilisants renvoient trop souvent la personne à sa responsabilité individuelle quand les pouvoirs publics décrivent l'obésité comme un enjeu de santé publique et donc collectif. La société ne devrait-elle pas faire en sorte de prendre soin de ses citoyens et ses citoyennes? Au même titre que les collectifs, notamment sur les réseaux sociaux et les associations comme Fat Friendly qui portent la voix des personnes grosses discriminées pour défendre leurs droits.
Julie a bien voulu témoigner d'une expérience de grossophobie médicale. Pour notre rencontre, elle avait posé son histoire sur papier "pour que cela soit plus facile à dire" : la jeune femme et son compagnon cherchaient, comme de nombreux jeunes parents, la meilleure gynécologue pour les suivre durant cette aventure qu'est la venue d'un premier enfant. Sur recommandations de leur entourage, ils consultent une professionnelle pour un rendez-vous pré-conceptionnel afin de déterminer si les feux sont verts pour se lancer. Après avoir effectué un frottis et une échographie des ovaires, la gynécologue s'adresse à Julie : "Je vais vous surprendre mais j'aime bien les grossesses à risque. Néanmoins, le mieux est d'éviter d'en arriver là. Si vous voulez avoir un enfant dans les meilleure conditions, il faut faire du sport pour perdre votre surpoids. L'obésité favorise fortement les grossesses à risque. Avec votre poids actuel, il est fort à parier que votre bébé sera prématuré. Vous voulez passer trois mois en néonatalogie ? Non. Alors c'est simple, quand vous vous faites à saladier de mousse au chocolat, il faut se contenter d'une petite part et non de terminer le plat dans le canapé." Ne comprenant pas la remarque de la gynécologue, Julie rétorque spontanément : "Mais je n'aime pas le sucre. Ce genre de situation ne m'arriverait pas." La spécialiste répond : "C'est pareil pour le plat de lasagne vous savez. Il ne faut pas le manger en entier."
Choquée et humiliée, Julie quitte le cabinet en pleurs. Elle n'a rien su dire pour se défendre. "C'était d'autant plus dur face à un médecin et qui plus est nous avait été recommandé". Julie confie qu'elle a même douté de ce qu'elle avait entendu.
"J'étais tellement mal qu'un médecin, qui ne me connaisse pas, me stigmatise. Et d'ajouter : Je ne me voile pas la face, je suis la première au courant de mon problème de poids. Ma mère m'a très tôt emmenée chez une diéticienne. C'était d'ailleurs très dur : on devait noter dans un carnet ce que l'on mangeait quotidiennement. Ce que je faisais scrupuleusement. Mais chaque fois, je me faisais réprimander par la diététicienne qui ne me croyait pas... J'aimerais que les médecins se forment mieux sur les questions liées à l'obésité. Qu'ils arrêtent de penser qu'on est gros parce qu'on ne fait aucune activité physique et qu'on s'empifre de gras en grande quantité. J'aimerais que les médecins m'écoutent et me soignent véritbalement, sans être insultants."
Trois ans plus tard, Julie est toujours marquée par cette violence médicale vécue auprès de la gynécologue. Après cet épisode, son compagnon et elle ont vu un autre professionnel. La grossesse et l'accouchement se sont très bien passés. Leur petit garçon est arrivé à terme et en excellente santé.
* Le choix de l’adjectif "gros" ou "grosses" pour parler des personnes dites en "surpoids" ou "obèses" est un positionnement pris par la rédaction. Il ne s’agit pas d’un "gros mot", mais d’un attribut physique qui devrait être pris comme tel. Le milieu militant anti-grossophobie nous dit : "La lutte contre cette discrimination commence par l’utilisation du bon vocabulaire".
Grosse, déjantée, inspirée, engagée, enragée. Annick, 47 ans, militante, animatrice socio-culturelle en éducation permanente, psychologue clinicienne est aussi maman solo de deux adolescents. Elle a fait de la grossophobie l'une de ses luttes. Ses armes ? L'art, l'écriture, l'humour, le collectif pour exister tout simplement.