Santé mentale

Comment vivre avec des troubles bipolaires ?

Les troubles bipolaires sont caractérisés par une alternance de phases dépressives et "maniaques".  À côté du traitement médicamenteux, les mesures d’hygiène de vie et l’acceptation de la maladie sont essentielles pour la stabilisation.

Publié le: 27 mars 2025

Mis à jour le: 27 mars 2025

Par: Julie Luong

7 min

Illustration de Marion Sellenet sur la bipolarité

Illustration: Marion Sellenet // Encore sous-diagnostiqués, les troubles bipolaires touchent environ 5 % de la population.

Bipolaire : si le mot est entré dans le langage courant, il est souvent utilisé de manière abusive et stigmatisante. La maladie, elle, reste méconnue dans sa complexité. “C’est une bonne chose qu’on en parle davantage, estime Laurence Jeunieaux, psychiatre à l’Hôpital Vincent Van Gogh (CHU Charleroi). Cela peut pousser certaines personnes à se faire diagnostiquer, traiter et à améliorer ainsi leur qualité de vie. Mais cela peut aussi être une étiquette qu’on colle un peu vite à des traits qui relève de la personnalité sans être pathologiques.” Le rôle des proches est souvent déterminant pour établir le diagnostic, poursuit-elle. “Ils sont souvent très au clair sur ce qui relève du tempérament ou de symptômes qui relèvent d’un état inhabituel où ils ne la reconnaissent plus.”

Phases maniaques ou hypomaniaques

Caractérisé par une alternance de phases dépressives et de phases “hautes”, la bipolarité est un trouble de l’humeur encore sous-diagnostiqué. On estime qu’entre l’apparition des premiers symptômes – le plus souvent au début de l’âge adulte – et le diagnostic, il s’écoule environ 10 ans. “Plus on traite tard, moins on peut prévenir les conséquences sociales et relationnelles de la maladie qui tend à rendre irrégulier et instable, avec par exemple des difficultés à garder un emploi”, explique Laurence Jeunieaux. À tort, les personnes bipolaires sont parfois traitées pour dépression ce qui ne permet généralement pas d’améliorer les symptômes et peut même les aggraver. “10 % de la population souffrira un jour de troubles dépressifs mais environ la moitié de ces patients sont en fait des patients bipolaires”, poursuit la psychiatre. On considère ainsi que jusqu’à 5 % de la population souffrent de troubles bipolaires, un chiffre stable à travers l’espace et le temps. La maladie concerne dans une même proportion les hommes et les femmes, contrairement à la dépression qui touche davantage les femmes. 

Le diagnostic est d’autant plus difficile à établir quand il s’agit de troubles bipolaires dits “de type 2”, dans lesquels la dépression (caractérisée par une perte d’intérêt et d’énergie, des difficultés à se concentrer et à fonctionner dans les activités du quotidien) alterne avec des phases dites “hypomaniaques”, qui peuvent passer relativement inaperçues. “La personne va avoir une humeur plus expansive, euphorique, être plus irritable, sûre d’elle. Elle va parler plus fort, plus vite, être plus familière, moins dormir, être hyperactive. Elle va être plus créative, avoir plus de projets. Mais à part fatiguer un peu ses proches, il y a généralement peu de conséquences...”, décrypte Laurence Jeunieaux. Dans le trouble bipolaire de type 1, en revanche, la dépression alterne avec des phases maniaques, caractérisées par des troubles du comportement marqués. “On peut retrouver des idées délirantes, des conduites à risque, des dépenses excessives, comme l'achat d’une voiture au-dessus de ses moyens, des fantasmes de grandeur, comme penser qu’on est une star”, poursuit la spécialiste. 

De nombreuses personnes avec un trouble bipolaire présentent par ailleurs des problèmes d’addiction, notamment à l’alcool, aux drogues ou aux médicaments. “Beaucoup de patients ont aussi une libido exacerbée, qui les expose notamment aux maladies sexuellement transmissibles, relève de son côté la psychiatre Godelieve Baetens. C’est une maladie qui touche particulièrement les affects et qui peut aussi amener les personnes à perdre de nombreuses relations en l’absence de limite les poussant à faire des choses inappropriées et tenir des propos blessants. C’est aussi une maladie où il y a beaucoup de honte.”

Hyperémotionnalité

L’origine des troubles bipolaires est multifactorielle. Il existe en premier lieu une prédisposition biologique, génétique, qui entraîne une modification de la connectivité cérébrale. “Dans le trouble bipolaire, on retrouve une hyperactivité du système limbique, c’est-à-dire du système qui produit les émotions, tandis que la zone préfrontale, censée réguler ces émotions, est hypoactive. Ces patients présentent une sorte d’hyperémotionnalité”, résume Laurence Jeunieaux. Les recherches en imagerie cérébrale montrent que ces caractéristiques se retrouvent même chez des patients très jeunes, qui n’ont pas encore développé la maladie. “À cette prédisposition vont s’ajouter des facteurs de stress qui vont contribuer à fragiliser le système, poursuit la spécialiste. Quand le trouble commence seulement à 40 ans, c’est souvent chez des personnes qui ont été relativement préservées par la vie : malgré une prédisposition, le cerveau est parvenu à compenser et à fonctionner jusqu’à atteindre une cote d’alerte.” 

Franca Rossi, ancienne journaliste pour de grands titres de la presse belge et présidente du groupe d’entraide pour les personnes bipolaires Le Funambule, estime ainsi avoir “couru un marathon pendant 44 ans”. Après quoi cette accro au travail, capable de déplacer des montagnes pour atteindre l’excellence, s’est brutalement écroulée. Au cours de son hospitalisation pour une tentative de suicide, elle est diagnostiquée bipolaire, une maladie dont elle n’avait jamais entendu parler auparavant. “Je sentais bien depuis longtemps que quelque chose n’allait pas... Je me demandais souvent ‘mais qu’est-ce que j’ai ?’ Mais j’ai camouflé mon mal en travaillant énormément.” Un cas loin d’être isolé, confirme Godelieve Baetens. “Les personnes avec un trouble bipolaire sont souvent très intelligentes, très créatives. Elles font l’admiration des personnes qui travaillent avec elles et ont parfois des responsabilités importantes. Mais quand la corde a été trop tendue, elles décompensent et alors ça va très profond... Au plus haut sont les montagnes, au plus profondes sont les vallées.” Les troubles bipolaires sont en effet la pathologie psychiatrique où le risque suicidaire est le plus élevé. “Dans 90 % des suicides accomplis, on retrouve une pathologie psychiatrique, estime à ce propos Laurence Jeunieaux. C’est rarement seulement de l’existentiel ou du psychologique.”

L’acceptation au coeur du traitement 

La prise en charge des troubles bipolaires repose sur un traitement médicamenteux, essentiellement par des régulateurs d’humeur. Les molécules les plus récentes sont souvent bien tolérées. Un travail psychothérapeutique permet en complément de travailler sur les événements de vie qui ont contribué à l’apparition de la maladie, mais aussi d’acquérir certaines stratégies pour mieux gérer les symptômes, notamment les idées noires. “Le travail de psychoéducation, à travers des groupes pour les patients mais aussi pour les proches, est très important, complète Laurence Jeunieaux. Ils permettent de travailler sur l’acceptation de la maladie, ce qui est très important car quand on est persuadé qu’on n’est pas malade, dès qu’on va mieux, on va avoir tendance à arrêter son traitement...” Ainsi, la psychiatre souligne qu’environ la moitié des hospitalisations chez les patients bipolaires sont liées à des arrêts de médication. “Une des grandes difficultés pour les patients est de faire le deuil de leurs manies car ce sont des moments où ils se disent heureux, analyse Godelieve Baetens. En calmant leurs émotions et leur sensibilité, le traitement leur donne souvent l’impression d’être dans une sorte de prison.” Pour autant, de nombreux patients parviennent à atteindre avec le temps une forme de stabilité. “Il faut chercher, tâter et s’accorder, résume Godelieve Baetens. Et ne pas oublier qu’on est avant tout un être humain avec sa personnalité et pas seulement un ‘bipolaire’.”