Droits du patient
Beaucoup d'inconnues et de fausses idées entourent encore cette pathologie mentale, la rendant tabou et d'autant plus difficile à vivre pour le malade et son entourage. Si l'on ne peut en guérir complètement, des traitements et un accompagnement au long cours permettent aujourd'hui d'y faire face.
Publié le: 23 janvier 2023
Par: Aurelia Jane Lee
7 min
Photo: © AdobeStock
"Durant mes crises, j'avais des délires, je percevais les yeux des femmes comme des yeux de serpents, j'étais paranoïaque. Je ne mangeais plus d'oranges, parce que c'était une nourriture 'impure'… Je ne dormais plus qu'une heure ou deux par nuit." À presque 40 ans, Jean-Philippe a appris à vivre avec la schizophrénie, qu'il est parvenu à stabiliser. Il est aujourd'hui pair-aidant : il accompagne des personnes aux parcours similaires au sien. Sa première confrontation avec la schizophrénie a lieu alors qu'il commence à travailler, dans le secteur du bâtiment. À l’époque, il mène une vie instable, et s'en échappe en consommant de la marijuana. "La maladie était sans doute déjà présente, mais l'usage de la drogue l'a amplifiée et a aggravé les délires."
La schizophrénie touche 1% de la population, selon des études de l'OMS, et ce dans toutes les cultures et tous les milieux. "Une personne sur cent, c'est beaucoup", fait remarquer le Dr Mertens de Wilmars, médecin-chef et psychiatre au CNP St-Martin. La schizophrénie est une psychose, une pathologie caractérisée par une perte de contact avec la réalité. Cela peut entraîner des symptômes de type hallucinatoire : les schizophrènes entendent, voient ou sentent des choses que les autres ne perçoivent pas. "C'est ce qui est le plus impressionnant, commente le Dr Mertens. Tous les sens peuvent être perturbés. Certains se rendent compte qu'ils sont les seuls à percevoir ces choses que d'autres, présents dans la même pièce, ne voient pas et n'entendent pas. Mais cela reste néanmoins tout à fait réel pour eux."
Les délires constituent un autre symptôme : "Il s'agit de pensées, de constructions mentales, que la personne ne confirme pas dans la réalité, si bien qu'à la longue, elle les croit justes. Le délire émerge lorsque ces pensées finissent par supplanter la réalité."
De nombreuses publications font aussi état de troubles neurocognitifs associés, tels des troubles de l'attention ou de la mémoire. Elles montrent l'existence de réelles altérations dans le fonctionnement du cerveau. "Cela apparaît lorsqu'on fait des imageries. La schizophrénie est donc vraisemblablement liée en partie à une altération biologique dont l'origine n'est pas claire", explique le psychiatre.
"Des études ont été menées sur la base de données génétiques, mais il n'existe pas de gène de la schizophrénie. C'est sans doute une maladie polygénique (NDLR : impliquant plusieurs gènes), dont on ne comprend rien pour le moment. On sait seulement que cela ne se transmet pas de parent à enfant." Par ailleurs, des observations menées sur des paires de vrais jumeaux ayant grandi séparément a permis de déterminer qu'il n'y a pas que la biologie qui joue : le contexte de vie, l'environnement, les événements interviennent également dans le déclenchement de cette psychose (avec un substrat génétique identique, l'autre jumeau ne développe la maladie que dans 50% des cas).
Le diagnostic se pose en général en fin d'adolescence ou au début de l'âge adulte. Pour la plupart des schizophrénies, c'est un processus lent, progressif — quelques schizophrénies se déclenchent comme un coup de tonnerre dans un ciel serein, mais c'est une minorité. Les comportements typiques de l'adolescence ou l’usage de drogues peuvent aussi masquer les symptômes. "Au début, le jeune qui a des hallucinations ou des délires ne va pas en parler, ajoute le docteur. Il va parvenir à les camoufler pendant un petit temps. Ce n'est que lorsque les symptômes sont vraiment très importants, que le diagnostic devient évident. Il est parfois difficile pour l'ado ou le jeune adulte de distinguer ce qui relève de la pathologie, mais les psychiatres savent assez vite faire la différence." Selon les statistiques, il n'y a pas plus de schizophrénies qu'avant, mais elles se déclenchent plus tôt. "Or, plus tard la maladie se déclenche, mieux c'est, parce que la structure psychique est déjà mieux constituée, les relations sociales sont mieux établies. Par ailleurs, plus tôt on la détecte et on la traite, plus le pronostic sera favorable."
Le cannabis et les autres drogues, y compris l'alcool, sont des facteurs favorisant l'apparition de décompensations psychotiques (NDLR : dégradation soudaine de l'état psychique). "C'est pourquoi je suis personnellement très strict par rapport à la consommation de drogue, insiste le Dr Mertens. C'est dommage de faire décompenser des gens qui peut-être, s'ils n'avaient pas pris de drogue, n'auraient jamais développé de psychose." Jean-Philippe confirme : "Je conseille d'éviter la marijuana. Je ne parle pas pour le reste de la population, mais pour les personnes comme nous. Ce n'est pas une drogue douce, quand on est schizophrène. Pour les personnes anxieuses, la marijuana les rendra dix fois plus anxieuses." Le sevrage est souvent un préalable au traitement.
Un tiers des schizophrènes va connaître un épisode hallucinatoire, puis plus rien. Un autre tiers sera très fragile et décompensera au moindre stress ou lors de la prise de substances (en lien avec une toxicomanie). Quant au dernier tiers, une fois la maladie déclenchée, ils n'en sortiront plus. "On sait les stabiliser, mais ce n'est pas une maladie dont on guérit", précise le Dr. Mertens. Pour ceux-là, la schizophrénie est une maladie chronique et ils devront prendre des neuroleptiques durant toute leur vie, ou très longtemps. "Or, la prise de médicament est compliquée pour ces patients car ils les oublient, ou décident de ne plus les prendre dès qu'ils se sentent bien, alors qu'il faut prendre ce médicament au long cours pour un effet positif." Ce médicament diminue l'angoisse, les hallucinations, les délires, et permet de reprendre contact avec la réalité, de retrouver un ancrage social. "Il existe aujourd'hui des formes injectables, se réjouit le psychiatre. L'injection fait effet pour un mois, voire trois pour certaines formules, ce qui évite les rechutes."
La schizophrénie a des effets toxiques pour le patient. "Au niveau cérébral, à chaque décompensation, il y a une perte de neurones, avertit le Dr Mertens. Du coup, la médication agira plus difficilement." Mais elle est très délétère aussi pour les proches. "Souvent, la famille ne comprend pas ce qui se passe. Elle manque d'informations face à cette maladie étrange. Beaucoup n'osent pas en parler et s'isolent. Il y a un important travail de vulgarisation à réaliser pour amener à une meilleure compréhension de la maladie. Et ce travail doit aussi se faire avec la famille." Trouver un interlocuteur stable, professionnel, avec qui échanger, fait beaucoup de bien à la famille, mais aussi à la personne malade. "Cette pathologie, dans ses formes graves, rend souvent les patients très dépendants de leur entourage. Et donc de facto, il faut travailler avec les personnes avec qui ils ont des interactions pour améliorer la communication, la stabilisation, le suivi au long cours, les projets de vie…"
Pour les personnes les plus gravement atteintes, il peut être difficile de mener une vie autonome. "C'est une des rares pathologies où pour certains patients, il n'y a pas de conscience que l'on est malade. Et donc, il n'y a pas de raison pour eux de consulter un médecin, de se soigner : ils ne sont pas demandeurs, et parfois on doit les hospitaliser contre leur volonté." Une personne qui a accepté sa maladie, qui a accepté de prendre des médicaments au long cours et d'être suivie, peut faire des études, avoir un travail, une famille – mais c'est souvent la minorité. Jean-Philippe, pour sa part, porte l'espoir que les patients souffrant de schizophrénie soient de plus en plus considérés comme experts du vécu et acteurs de leur rétablissement. C'est en ce sens qu'il oeuvre au sein de l'association En Route (enrouteweb.org).
Invisible au premier abord, la schizophrénie fait peur. Beaucoup de personnes l'associent à des actes de violence, suite à la médiatisation de cas extrêmes, comme celui de Kim De Gelder (qui a tué plusieurs personnes dans une crèche à Termonde en 2009 et a été reconnu schizophrène). "Cet effet de loupe est problématique, déplore le Dr Mertens. Quand un schizophrène tue, on va en parler pendant trois semaines dans la presse, alors qu'un mari jaloux fera l'objet d'un entrefilet puis sera vite oublié. Beaucoup d'idées reçues circulent. Si l'on peut tordre le cou à une partie d'entre elles, c'est déjà ça de gagné." Statistiquement, il y a moins d'assassins dans la population de type schizophrénique que dans la population générale, rappelle le psychiatre : "Il faut se battre sans arrêt contre une forme de stigmatisation par rapport à ces pathologies mentales."