Santé mentale

Un pays sous somnifères

Chaque jour, plus d’un million de doses de somnifères et calmants sont délivrées dans les pharmacies belges (1). Trop prescrits, trop longtemps, trop largement, ces médicaments constituent un problème de santé publique majeur... et sous-estimé par les principaux intéressés.

Publié le: 02 mai 2023

Mis à jour le: 18 septembre 2024

Par: Candice Leblanc

7 min

femme sous la couette

Photo: © AdobeStock

À la suite de son divorce, Michel peinait à trouver le sommeil. Après plusieurs semaines d’insomnie, il s’en est ouvert à son médecin qui lui a prescrit du diazépam, la molécule du Valium©. C’était en 2015. Depuis, il ne peut plus s’en passer. Colette a commencé à prendre du zolpidem, un puissant somnifère, quand elle est entrée en maison de repos, il y a trois ans. Quant à Jean-Marc, un entrepreneur de 49 ans, il s’avoue accro au Xanax© depuis des années.  

Michel, Colette et Jean-Marc font partie des 5,3 % de la population générale belge (2) – soit plus d’un demi-million de personnes ! – qui prenne chaque jour une benzodiazépine ou une Z-drug (BZD) (3). Ces médicaments dits "psychotropes" sont indiqués pour traiter les troubles du sommeil, l’anxiété et, dans une moindre mesure, certaines formes de sevrage ou d’épilepsie. Or, ils sont consommés de façon inappropriée et excessive par la population. "Plus on avance en âge, plus la proportion de consommateurs – et surtout de consommatrices – est élevée, constate le Dr François-Xavier Sibille, gériatre au CHU UCLNamur (Mont-Godinne) et chercheur au FNRS. Chez les plus de 65 ans, le pourcentage grimpe à près de 15 %, soit trois fois plus que la moyenne de l’OCDE. Le lieu de vie est aussi un facteur clé : en maison de repos et de soins (MRS), la moitié des résidents sont sous ce type de médication."   

Une véritable dépendance   

Et c’est un problème. Car les BZD sont des traitements ponctuels qui n’ont pas vocation à être pris de façon prolongée. "Pour les somnifères, par exemple, on recommande deux semaines au maximum à dose 'normale', suivies d’une à deux semaines de doses dégressives, détaille le Dr Sibille. Cette diminution progressive vise à prévenir les symptômes physiques et psychiques de sevrage."Car, oui, les BZD sont des drogues à proprement parler. Une semaine de traitement peut suffire à installer une accoutumance : la personne ne peut plus s’en passer, ne trouve pas le sommeil ou l’apaisement sans ses comprimés et met en place des stratégies pour ne pas en manquer. En reprenant rendez-vous avec son médecin pour renouveler sa prescription, par exemple, voire en changeant de prestataire si le premier refuse. L’usage prolongé de BZD finit aussi par provoquer un phénomène de tolérance : le corps s’habitue à la molécule et la personne doit augmenter les doses pour obtenir le même effet. Et puis il y a les effets secondaires…       

Les revers de la médaille 

À des degrés divers, les BZD ont toutes cinq grandes actions : 

  • Elles aident à l’endormissement (action sédative). 
  • Elles calment les angoisses (action anxiolytique). 
  • Elles induisent une relaxation musculaire. 
  • Elles ont des vertus anti-convulsions (d’où leur intérêt dans l’épilepsie). 
  • Elles ont des effets amnésiques.  

Ces médicaments ont donc les défauts de leurs vertus puisqu’ils peuvent engendrer des effets secondaires on ne peut plus indésirables ! "Outre des pertes de mémoire, les BZD provoquent souvent de la somnolence diurne et une perte de réflexes – ce qui est potentiellement dangereux lors de la conduite d'un véhicule", avertit le Dr Sibille. Mais là où les BZD s’avèrent redoutables, notamment pour les personnes âgées, c’est au niveau de la mobilité : elles induisent des troubles de la marche et de l’équilibre… augmentant ainsi le risque de chute et de fracture(s) ! D’ailleurs, les BZD sont associées à une perte d’autonomie – et l’éventuelle institutionnalisation qu’elle engendre – mais aussi, pour les moins chanceux, à une mortalité accrue.   

Se tromper de cible 

"Les BZD sont souvent prescrites à mauvais escient, estime le Dr Sibille. Des troubles du sommeil persistants sont souvent le symptôme d’une pathologie sous-jacente comme la dépression ou l’apnée du sommeil qui, évidemment, ne se soignent pas à coup de somnifères ! De plus, face à de tels symptômes, il est toujours pertinent de faire une révision médicamenteuse globale. En effet, certains traitements (cardiovasculaires, notamment) interfèrent avec le sommeil. Il suffit parfois d’adapter les doses ou de changer de molécule pour que la personne redorme normalement."  

Car, contrairement à ce que d’aucuns s’imaginent, les somnifères n’engendrent même pas un sommeil de qualité ! Certes, ils raccourcissent (un peu) le délai d’endormissement et font dormir une demi-heure de plus en moyenne. Mais ils modifient aussi la structure du sommeil, notamment en perturbant la phase du sommeil profond lors de laquelle on mémorise et récupère physiquement. Quant aux anxiolytiques, ils perdent aussi en efficacité avec le temps et, surtout, ils ne règlent pas le fond du problème, c’est-à-dire les causes et facteurs déclenchants des angoisses. "Or, tant pour les troubles du sommeil que pour les troubles anxieux, les études sont unanimes : on obtient de bien meilleurs résultats avec un accompagnement psychosocial et des thérapies cognitivo-comportementales (TCC) qu’avec des médicaments ! "    

Une bonne hygiène de sommeil 

Comme son nom l’indique, une TCC consiste à travailler sur les (fausses) croyances afin d’induire de nouveaux comportements. "De nombreuses personnes ont des idées fausses sur le sommeil, explique le Dr Sibille. Par exemple, il est tout à fait normal de se réveiller plus tôt ou d’avoir un sommeil plus léger, car, avec l’âge, on est plus sensibles aux bruits et stimuli extérieurs. " 

Il est aussi primordial d’adopter une bonne hygiène de sommeil et ce, dès le réveil.  

  • En journée : Il est conseillé de réduire la durée (maximum 25 minutes) et la fréquence des siestes, d’encourager les contacts sociaux et de faire de l’activité physique. Dès la fin de l’après-midi, mieux vaut renoncer aux excitants : café, thé, cola, tabac, etc. 
  • En soirée : On évite les activités sportives intenses – qui produisent de l’adrénaline, les repas trop lourds et les boissons abondantes pour éviter de devoir se lever pendant la nuit pour uriner. Parce qu’ils perturbent la production de mélatonine, "l’hormone du sommeil", mieux vaut renoncer aux écrans d’ordinateur et de smartphone deux heures avant le coucher. L’idéal est d’ailleurs de ne pas garder son téléphone dans sa chambre.  
  • Au coucher : Même si la nuit précédente a été difficile, il faut se coucher et se lever à heures fixes. La chambre doit être relativement fraiche (maximum 19 °C), avoir été aérée et être obscurcie. 
  • Pendant la nuit : Si vous ne trouvez pas le sommeil, ne restez pas au lit ! Levez-vous et faites une activité calme (lire, repasser, etc.), mais pas d’écrans ! Écoutez votre fatigue et retournez vous coucher quand elle se manifeste.   

"Il est utile de tenir un journal de sommeil, conseille le Dr Sibille. Vous y noterez vos horaires de lever, de coucher et de réveils nocturnes (et leurs causes si vous les identifiez), la durée et la fréquence des siestes diurnes, etc. Ces informations permettent de repérer ce qui ‘bloque’ et, le cas échéant, d’y remédier." 

Gérer l’anxiété autrement 

Quant aux troubles anxieux, mieux vaut apprendre à les gérer avec une TCC et une méthode complémentaire : méditation en pleine conscience, sophrologie, autohypnose, etc. Pour éviter les escrocs et les arnaques, faites appel à un professionnel de la santé mentale (psychologue clinicien, psychiatre). "En cas d’anxiété majeure, une BZD peut se justifier, mais sa prescription doit toujours s’inscrire dans un plan de soins global et une réflexion sur les facteurs (personnels, familiaux, professionnels, etc.) déclenchants, recommande le Dr Sibille. Et il faut toujours préciser le cadre du traitement qui sera le plus court possible et à la dose minimale efficace."  

Car, en définitive, la clé pour retrouver assez de sérénité pour bien dormir et bien vivre n’est pas dans un comprimé. C’est en nous-mêmes que se trouvent ces ressources qui, à terme, se révèlent beaucoup plus efficaces et meilleures pour la santé et la qualité de vie.

     

  1. Association pharmaceutique belge, données 2021.  
  2. "Consommation de médicaments. Enquête de santé 2018", Sciensano. Remarque : en l’absence de registre et parce que ces médicaments ne sont pas remboursés, il est difficile d’avoir une idée précise de la prévalence actuelle de consommation des BZD. Sur le terrain et surtout depuis la pandémie de covid, de nombreux médecins ont l’impression qu’elle est en augmentation, notamment chez les jeunes. 
  3. Les Z-drugs sont apparentées aux benzodiazépines et ont des effets similaires, mais ce sont des molécules différentes. En Belgique, deux Z-drugs sont commercialisées : le zolpidem et le zopiclone.