Soins de santé
Les victimes sont souvent les parents pauvres de la justice pénale. Parfois, elles n’arrivent à se reconstruire qu’en obtenant des réponses de leurs agresseurs. La justice restauratrice à travers la médiation réparatrice peut s’avérer une voie pour limiter les dommages occasionnés.
Publié le: 25 janvier 2023
Par: Soraya Soussi
8 min
Photo: © Maninel Kap
Ses enfants ont décidé de rompre tout contact avec lui. Son ex-femme aussi. Cela n'a pas été simple. Elle connaissait son histoire. Lui aussi avait été abusé étant enfant. Ils se connaissent depuis l'adolescence. Elle avait suivi avec lui son travail thérapeutique. Mais la gravité des faits était là. Elle a choisi de protéger ses enfants et demande le divorce dans la foulée. Les visites hebdomadaires de la famille en prison prennent fin.
Dans un premier temps, Gilles (prénom d'emprunt), détenu pour faits incestueux, a du mal à digérer l'annonce. Sa famille et lui ont toujours communiqué, malgré "ce qu'il s'est passé". Il fait alors appel à Médiante, un centre pour une justice restauratrice qui offre un service de médiation réparatrice quels que soient les faits commis. Cela fait deux ans qu’il est en prison quand il contacte l’ASBL. Aujourd’hui, libéré, il ne peut revoir ses enfants. Mais il avait besoin de comprendre pour s’adapter au mieux aux besoins de sa famille. "Je voulais savoir si mes enfants avaient besoin de réponses, d'explications en plus avant de rompre tout contact. Le jour où je sortirais, je voulais savoir comment me comporter si jamais je les croisais... Et puis, je voulais savoir comment se sentait aussi mon plus jeune fils, qui n'a pas été une victime directe de mes agissements."
Une médiatrice du centre organise, en prison, un entretien avec Gilles pour entendre sa demande. Médiante contacte ensuite son ex-femme. L'approche du centre respecte systématiquement une méthodologie stricte dans ces cas-là : il ne s'agit pas de lui soumettre platement une demande de son ex-mari mais de l'inviter à évaluer pour elle et ses enfants un intérêt à communiquer avec Gilles, soit directement, soit par l'intermédiaire de la médiatrice. "Le processus de médiation ne peut être rendu possible que sur base volontaire. Si l'une des deux parties refuse, tout s'arrête, sachant que rien n'est définitif. Les parties peuvent toujours revenir vers nous, même plusieurs années plus tard", précise Laurence, médiatrice chez Médiante.
Après avoir entendu la démarche de Médiante, l'ex-épouse de Gilles l'explique aux enfants qui montrent un intérêt à entamer un dialogue, de façon indirecte (à travers l’intermédiaire de la médiatrice) avec leur père. La prison, la rupture de lien ne semblaient pas leur suffire. Laurence rencontre une première fois la maman et les enfants ensemble. "Au fur et à mesure de l’entretien, je réalisais que les trois enfants avaient des attentes différentes, et leur maman aussi. C'est pourquoi j'ai proposé d'effectuer des entretiens individuels pour la suite." L'ex-épouse a choisi de rencontrer directement son ex-mari en prison avec la médiatrice. Elle avait besoin d'exprimer sa colère, de rendre compte de toutes les conséquences financières, psychologiques et physiques qu’ont amenées les actes incestueux. De ce qu'elle et leurs enfants avaient subi depuis les faits et l'incarcération...
Par la suite, c’est aussi en tant que victime que Gilles fait appel au service Médiante. À trois reprises, l’ASBL organise un entretien avec son agresseur, qui avait abusé de lui à l’âge de 12 ans. La deuxième fois, son ex-épouse a accepté de l’accompagner. Elle a ainsi pu aussi exprimer toute sa colère envers cette personne, en grande partie responsable de ce que la famille vit actuellement. Pour Gilles, cette rencontre a été salvatrice en tant que victime : "C'est quand ma femme lui a expliqué toutes les conséquences de ses actes sur notre couple et notre famille que, pour la première fois, il m'a regardé dans les yeux et s'est excusé sincèrement. Pour la première fois, il reconnaissait ses torts ! J'ai senti un poids tomber."
La justice pénale laisse peu de place à la victime durant le procès. En France, "seulement 10% d'un procès d'assises est consacré à la victime", dénonce Brice Deymier, aumônier national des prisons pour la Fédération protestante de France. (1) Sans avoir de données précises, on peut estimer que ces chiffres sont comparables en Belgique. Par ailleurs, certains experts parlent d'une théâtralisation de la justice lors d'un procès pénal, de "jeux de rôles" à tenir. "Il y a un jeu pénal auquel les accusés et les victimes doivent se soumettre en fonction des stratégies des avocats des parties. On ne peut pas tout dire, tout demander", confirme Laurence.
Dans ce contexte, comment répondre aux questions que les personnes victimes d'actes parfois très graves et destructeurs se posent : "Pourquoi moi ?" "Pourquoi a-t-il fait ça ?" "A-t-il des regrets ?" Comment répondre au besoin de la victime d'exprimer toute sa colère, son dégout auprès de son agresseur ou de lui verbaliser le besoin de rompre les liens, s'il y en avait ? Etc. "La justice pénale ne répond pas aux victimes. Elle répond à la société", lançait Catherine Rossi, professeur de criminologie à l'Université de Laval, sur France culture. (2) "La justice restauratrice permet cette personnalisation parfois nécessaire. C'est tout un mouvement, une vision philosophique de la justice qui tend à recentrer la réponse judiciaire davantage sur la réparation plus personnalisée entre les auteurs et les victimes d'infraction, à ouvrir un espace de dialogue entre les parties et les personnes autour d'elles (parents de l'auteur, proches victimes...)", définit Antonio Buonatesta, fondateur et ancien directeur de Médiante.
En Belgique, la justice restauratrice est déjà intégrée tout au long des étapes de la procédure judiciaire. À partir du dépôt de la plainte, jusqu’au-delà de la clôture du dossier, dans la plupart des documents envoyés aux parties (courriers du tribunal, des avocats...), une note proposant les services de Médiante apparait. Cette particularité du système pénal belge fait suite à la loi du 22 juin 2005, qui modifie le code d'instruction criminelle. "Le magistrat a un devoir d'information générale sur la possibilité de faire appel à la justice restauratrice", précise Antonio Buonatesta. Paradoxalement, si la loi en fait un droit, elle n'est pas toujours accessible pour autant : "Le magistrat pense rarement à proposer ce principe de médiation réparatrice dans des cas de faits graves. Il y a un travail de sensibilisation plus important à mener auprès de la magistrature, afin qu’elle réalise la nécessité d'appliquer une justice personnalisée, même pour des faits de mœurs", remarque l'ancien directeur de Médiante.
On constate également qu’au stade de l’exécution de la peine, les demandes de médiation réparatrice viennent surtout des auteurs (80% contre 20% des victimes). Selon Antonio Buonatesta, les raisons sont plurielles. Le principe de justice restauratrice, à travers la médiation réparatrice, rencontre, de manière générale, des réticences auprès des services d'aides aux victimes qui y voient un danger potentiel supplémentaire pour les victimes. Par ailleurs, la société tend à stigmatiser les femmes qui souhaiteraient prendre ou garder le contact avec leurs (ex-)compagnons détenus pour faits de mœurs. Même s’il s’agit pour elles d’une étape par laquelle passer pour se reconstruire. Selon le fondateur de Médiante, le champ sémantique autour de la médiation réparatrice et les amalgames qu'il engendre jouent un rôle dans les freins que provoque cet outil juridique. "Le terme 'médiation' suppose une réconciliation. Or, ce n'est pas toujours possible selon les faits et la façon dont ils sont vécus par la victime. On croit souvent que la médiation supposerait placer les parties sur un pied d'égalité. C'est une fausse idée de la démarche de la justice restauratrice, défend Antonio Buonatesta. On se restaure à travers un dialogue mais on ne restaure pas forcément une relation."
La justice restauratrice n'est pas un concept propre à l’Occident. Elle est utilisée dans de nombreuses tribus aborigènes et communautés amérindiennes depuis longtemps, ainsi que dans certains pays d'Afrique (surtout en zone rurale) ou d'Océanie pour réparer un tort, résoudre un conflit au sein d'un communauté ou entre communautés.
Si ce modèle ne convient pas à toutes les victimes et détenus en tout temps, il semble, selon ses défenseurs, être une réponse plus humaine et personnalisée de la justice pénale. Un complément aux systèmes judiciaire et carcéral susceptible de contrer leurs défaillances.
La justice restauratrice a été initiée en Belgique dans les années 80, bien qu'elle ait été pratiquée depuis plus longtemps, sans porter officiellement ce terme. La médiation qui en est l’une de ses formes était, à l’époque, exclusivement appliquée au sein de la justice des mineurs. En 1998, après l'affaire Dutroux, "le ministère de la justice envisage de financer un projet pilote en vue d'explorer les conditionsd'une application plus large de la médiation pénale adulte" (1). Médiante est créé dans la foulée de ce projet. En 2000, les premiers entretiens en prison en vue d'une médiation réparatrice ont lieu. Aujourd'hui, environ 1.000 demandes de médiation réparatrice par an sont traitées. La justice restauratrice est appliquée dans plusieurs pays européens mais la Belgique est l'un des seuls pays à l'avoir intégrée comme outil juridique dans la loi pénale pour tous les types de faits, même les plus graves comme des meurtres ou des faits de mœurs et de la rendre directement accessible aux parties. Elle peut prendre la forme de médiations mais aussi de groupes d'échanges, de demandes de suivi thérapeutique pour l'auteur de la part de la victime, de formations, de travail d'intérêt général, etc.
(1) "La médiation entre abuseurs et victimes", A. Bunatesta, Journées scientifiques d'automne, 2006