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L’exposition à des agents cancérigènes représente la première cause de mortalité liée au travail. La prévention de ces maladies professionnelles se heurte à la flexibilisation croissante du monde professionnel.
Publié le: 27 mars 2025
Par: Sandrine Warsztacki
7 min
Photo: ©AdobeStock // L'accent reste trop souvent mis sur les protections individuelles au lieu d'éliminer les agents cancérigènes
Chaque année, dans l’Union européenne, on estime que 80 à 100.000 personnes meurent d’un cancer causé par leurs conditions de travail (sources : European Trade Union Institute et Agence européenne pour la santé et la sécurité au travail). Le temps des dix minutes que vous prendra la lecture de cet article, cela représente presque 2 décès… Malgré ces statistiques glaçantes, le sujet reste étrangement discret. "En Belgique, les accidents au travail causent environ 80 décès par an, les cancers, plus de la moitié ! Pourtant on en parle beaucoup moins", regrette Kris Van Eyck, responsable service entreprise à la CSC.
Autrefois en Belgique, la silicose — maladie pulmonaire provoquée par l’inhalation de poussière de roche — faisait trembler les mineurs. La silice est aussi un agent cancérigène redoutable. "Sans doute l’un des polluants qui pèse le plus lourd sur le nombre de cancers professionnels qui se développeront dans les prochaines années", s’inquiète Steven Ronsmans, professeur en médecine du travail et toxicologie à la KU Leuven. La poussière de silice, qui se dégage lors de la découpe de pierres ou de béton, représente un défi sanitaire majeur pour le secteur de la construction. Mais le danger se cache aussi dans des endroits moins attendus... "Dans les cuisines, les plans de travail en pierre artificielle sont très à la mode. Mais ce matériau, composé d'un mélange de poudre de silice et de résine, expose les travailleurs qui les fabriquent et les manipulent à un niveau de danger des plus élevé", pointe le toxicologue. L'Australie vient d'ailleurs de l’interdire...
La métallurgie, la sidérurgie et la chimie figurent parmi les industries où les risques d'exposition à des agents cancérigènes sont aujourd’hui bien documentés. Il en va de même pour les travailleurs exposés aux émanations d’hydrocarbures, comme les garagistes et les pompiers, aux sciures de bois ou encore au soleil...
À ces polluants désormais "connus" s'ajoutent aujourd’hui les risques liés à l’exposition croissante aux perturbateurs endocriniens, des molécules chimiques capables d'interférer avec le système hormonal humain. De nombreux métiers sont concernés : agriculteurs, coiffeurs, esthéticiennes dans les ongleries, aides ménagères… Cette exposition peut également représenter un danger pour les proches des travailleurs. L’histoire d’Emmy, la fille d’une fleuriste décédée à 11 ans d’une leucémie, a récemment bouleversé l’opinion publique. En France, c'est la première fois que le fonds d’indemnisation des victimes de pesticides reconnaît la maladie d’un enfant comme la conséquence d’une exposition prénatale.
En Belgique, plus de 75.000 nouveaux cas de cancer sont diagnostiqués chaque année. Selon les études, environ 5 % de ces cancers auraient une origine professionnelle. En 2023, Fedris, le fonds chargé d’indemniser les maladies professionnelles, en a reconnu… 210 (soit moins de 0,3 %) ! Comment expliquer un écart aussi saisissant entre les estimations des études épidémiologiques et le nombre de travailleurs indemnisés ?
Fedris ne reconnaît que trois types de cancers qui, parce qu'ils sont très spécifiques, peuvent directement être reliés à une exposition professionnelle, précise Krys Van Eyck : les cancers du poumon causés par l’amiante, ceux des sinus provoqués par les poussières de bois et les cancers de la peau dus à l’exposition au soleil. "En dehors de cette liste, c’est à la victime de prouver le lien entre ses conditions de travail et sa maladie. Et là, c'est le parcours du combattant !"
Le premier défi consiste à prouver l'exposition à l’agent cancérigène. "Les cancers peuvent mettre 20, 30 voire 40 ans à se déclarer, parfois quand le travailleur est à la retraite. Retracer l’exposition tout au long d'une carrière relève presque de l’impossible", commente le syndicaliste. Ensuite, il faut démontrer que cette exposition est la cause directe et spécifique de la maladie. "Dans le cas d’un fumeur, par exemple, comment déterminer dans quelle mesure quel facteur a déclenché la maladie ? La tâche est d’autant plus ardue avec les nouvelles formes de pollution, qui sont de plus en plus complexes. On parle d’effets cocktails issus de mélanges de substances, de polluants si petits qu’on ne dispose même plus des instruments pour les mesurer…"
La difficulté pour les victimes d’obtenir une reconnaissance — financière comme symbolique — illustre plus largement la manière dont notre société perçoit et prend en compte le risque des cancers professionnels, regrette Steven Ronsmans. "La difficulté de relier les données épidémiologiques à des cas individuels rend la problématique abstraite. Surtout que les effets ne sont pas directs. Aujourd’hui, nous payons les conséquences de l’usage de l’amiante d’il y a 30 ans et les mesures de prévention que nous prendrons aujourd’hui ne produiront leurs effets que dans 30 ans... Difficile, dès lors, d’en saisir toute l'importance", souligne le toxicologue. Surtout lorsque ces enjeux sanitaires à long terme entrent en collision avec des intérêts économiques et de sauvegarde de l’emploi, eux, bien concrets et immédiats.
La prévention des cancers professionnels est encadrée par le code du bien-être au travail et repose sur une règle d’or résumée par l’acronyme "STOP". La priorité absolue est le S de Substitution, explique Kris Van Eyck, de la CSC. "La première question à se poser est simple : le produit cancérigène peut-il être remplacé par une substance moins dangereuse ?" Si aucune alternative n’est possible, on passe alors au T et au O de Technique et Organisation. "Il s’agit d’aménager les conditions de travail pour réduire au maximum les risques : installer des systèmes de ventilation, créer des circuits de travail fermés et organiser les équipes de manière à limiter autant que possible le nombre de personnes exposées ainsi que la durée de cette exposition." Ce n’est qu’en dernier recours que le P de Protection individuelle devrait intervenir : "Les équipements ne sont pas toujours ergonomiques, les masques peuvent être difficiles à supporter avec la chaleur, leur forme n’est pas toujours adaptée en fonction qu’il s’agisse d’un visage d’homme ou de femme... On a trop tendance à faire reposer la responsabilité sur la protection individuelle, en oubliant que la solution c’est d’abord l’élimination des toxiques et la prévention collective."
Si la législation belge et européenne offre un cadre de protection solide, sur le terrain, la réalité est loin d’être aussi idéale, commente le responsable entreprise de la CSC. "Aujourd’hui, les tâches à haut risque sont souvent confiées à des travailleurs précaires, à des sous-traitants... Comment une agence d’intérim peut-elle contrôler les cancérigènes auxquels ses intérimaires sont exposés sur différents sites ? Comment un employeur peut-il assurer le suivi médical d’un travailleur détaché de l’étranger ?" La flexibilisation du marché de l’emploi complique le suivi des risques professionnels, déplore Kris Van Eyck. Qui pointe aussi les difficultés rencontrées dans les petites entreprises ou par les indépendants : "Dans les grandes industries, les risques pour la santé sont généralement bien identifiés. Mais lorsqu’une aide-ménagère se rend chez un client, on ignore quels produits elle utilise, comment elle les applique et quelles consignes elle a reçues pour se protéger."
Last but not least, la médecine du travail, qui joue un rôle clé dans les entreprises tant pour prévenir les expositions aux agents cancérigènes que pour assurer le suivi des travailleurs exposés, manque de bras. Seuls 1 % des étudiants en médecine envisagent aujourd’hui cette spécialisation, selon le SPF Santé publique... "En voulant concentrer tous les efforts sur la réintégration des malades de longue durée, le gouvernement Arizona risque d’affaiblir davantage ce rôle de prévention, pourtant central, de la médecine du travail", craint le syndicaliste.
Kirs Van Eyck, CSC
À retenir en résumé