Soins de santé
Juin 2021, les différentes mutualités et l'Inami démarrent ensemble le projet des Community Health Workers (CHW) afin de pallier le manque d'accès aux soins de santé des populations plus vulnérables suite à la pandémie. Quel bilan tirer un an plus tard ? Se dirige-t-on vers un nouveau métier des soins en Belgique ?
Publié le: 25 janvier 2023
Par: Soraya Soussi
8 min
Photo: © Soraya Soussi
Léon (nom d'emprunt) attend à l'entrée de l'ASBL Vivre solidaire, active contre la pauvreté et l'exclusion sociale à Seraing. Trois autres personnes s'activent près de lui. "C'est bon, on peut décharger", lance la conductrice d'une camionnette tout juste arrivée. La jeune femme travaille dans une association voisine. Ils ont reçu "trop de produits alimentaires des producteurs", se réjouit l'un des bénévoles. Des piles de boîtes d'oeufs s'entassent dans la pièce où les colis sont distribués. De quoi cuisiner des omelettes à profusion durant un moment. Léon donne un coup de mains mais ne se presse pas : il souffre de troubles cardiaques et respiratoires. Après avoir déposé une énième caisse, une autre femme s'approche. La trentaine, de petite taille, cheveux châtains, coupés courts, une pince dans les cheveux pour retenir sa mèche, son regard est vif et ses yeux bleus rieurs. Elle porte un badge avec son nom et s’avance : "Je suis Vanessa, la facilitatrice en santé. On peut entrer prendre une tasse de café."
"Prendre le café" est presque devenu un moment incontournable chez Vivre solidaire. À l'entrée de la "maison", côté véranda, une table à manger dressée fait office d'accueil. S'y trouve toujours du thé, du café (évidemment), ou des softs accompagnés de biscuits, "parfois même du gâteau." "Depuis que je collabore avec Vivre solidaire, j'assure très souvent l'accueil. C'est un moyen d'entrer en contact avec leur public, de discuter avec eux. À force de me voir, les gens se demandent ce que je fais, qui je suis et là, je peux expliquer ma mission." Vanessa, anciennement femme d’ouvrage et Sérésienne depuis toujours, a été engagée en février 2022 comme facilitatrice en santé. Cette fonction s'intègre dans un projet gouvernemental, géré conjointement par l'Inami et le Collège intermutualiste national : les Community Health Workers (CHW), comprenez facilitateurs et facilitatrices en santé en français. Objectif : améliorer l'accès aux soins de première ligne auprès des personnes vivant dans des conditions sociales précaires, avec un point d'attention centré sur les conséquences et mesures liées à la pandémie Covid-19.
Léon est l'un des bénéficiaires de ce service qu'offre Vanessa en tant que CHW. Concrètement, elle assure des permanences durant lesquelles la facilitatrice en santé l'informe de ses droits en matière de soins de santé. Parfois, elle l'accompagne dans diverses démarches administratives comme par exemple, faire remplir un formulaire auprès de son médecin pour bénéficier d'allocations pour son handicap. "Il existe une série de droits pour les personnes qui vivent des situations difficiles mais ils ne sont absolument pas au courant. Résultats : leur situation ne s'améliore pas et c'est leur santé qui trinque", s'insurge Vanessa.
Construire la confiance avec les publics visés est l'un des principaux enjeux du projet selon les coordinateurs CHW des entités fédérées. La prise de contact avec les personnes et définir le meilleur moyen de le faire en fonction de leurs réalités est indispensable et demande du temps. "C'est un point important et inédit du projet puisque généralement le travail social consiste à répondre à une demande. Or, les CHW, qui connaissent la communauté ou le territoire vont chercher les personnes qui sont hors du système de soins, dans leur environnement (des lieux publics, des associations, des lieux fréquentés par une communauté, etc.)", précise Julien Demonceau, coordinateur CHW pour la Région wallonne.
En 2008, 1,4% des personnes aux revenus les plus faibles indiquaient qu'elles ne pouvaient pas obtenir les soins nécessaires, l'écart est passé à 8% en 2016 (1). Les difficultés d’accès aux soins sont loin d'être un scoop. La pandémie n'a fait que souligner et exacerber les difficultés déjà vécues par les populations socialement et économiquement plus vulnérables en termes de soins de santé. Si au niveau mondial, la Belgique n'a pas à rougir de son système de santé, à l'échelle européenne, le pays se situe en-dessous de la moyenne en ce qui concerne l'égalité d'accès aux soins de santé, selon le rapport du projet Les Community Health Workers en Belgique, rédigé par des chercheurs de l'Université d'Anvers.
Les pays dits du "Sud", à faibles revenus font face à des défis sanitaires majeurs, parfois similaires aux nôtres, mais à plus grande échelle. Une grande partie de la population étant dans des situations de vulnérabilité sociale et économique, ces pays ont développé des projets innovants en termes d’accès aux soins de santé. Parmi eux, les Community Health Workers qui consistent à former et engager des membres de confiance des communautés locales et socialement vulnérables qui n'ont pas accès aux soins de santé. De plus en plus de pays dit du "Nord", à revenus élevés, comme la France par exemple, s’inspirent aujourd’hui de ces politiques de santé. "La pandémie a mis en évidence l'importance des CHW dans le monde entier et a servi de catalyseur à la Belgique pour introduire les CHW dans le système de soins de santé belge", souligne le rapport.
Léon est un ancien tailleur de pierres. Jusqu'à ses 57 ans, il n'était jamais tombé malade et ne s'est donc jamais affilié à une mutualité. "Il y a trois ans, j'ai fait une crise cardiaque. Une ASBL liée à l'hôpital où je me suis fait opérer m'a aidé à m'affilier à une mutualité pour bénéficier de l'assurance obligatoire." Trois opérations du coeur et de gros soucis respiratoires à force d'inhaler de la poussière ont eu raison de sa "bonne santé". Aujourd'hui, il peine à s'exprimer sans s'essouffler, et se déplacer est un calvaire. "Il y a pas mal d'escaliers sur le chemin pour me rendre chez le médecin. Je dois souvent m'arrêter pour prendre mon puff car je suis à bout de souffle après quelques pas. Je vous avoue que c'est plutôt décourageant pour aller voir son médecin", confie Léon.
De nombreuses personnes qui éprouvent des difficultés à se déplacer en raison de soucis de santé, ne se soignent plus car les lieux ne sont pas ou difficilement accessibles. "Les personnes en situation de précarité n'ont pas non plus toutes les ressources nécessaires pour pallier ce problème : un proche disponible pour l'accompagner, des revenus suffisants pour commander un taxi, etc.", complète Vanessa, sa facilitatrice en santé.
Les freins liés à l'accès aux soins sont multiples et souvent structurels : manque de confiance envers les professionnels de santé et les structures publiques, rupture digitale, communication non adaptée, manque d'informations, système administratif trop lourd, trop complexe... À ce titre, le rapport de l'Université d'Anvers rappelle : "Souvent, les personnes ayant un accès limité ou inexistant aux soins de santé sont décrites comme 'hard to reach' (difficile à atteindre). Toutefois, de leur point de vue, ce sont les services de santé qui sont difficilement accessibles."
Démarrée en juin 2021, cette première année est considérée comme année pilote. "Elle nous a davantage permis d'observer le terrain, les succès et freins du projet pour dégager des pistes de réflexions et de développement, ce qui a d'ailleurs rendu possible une reconduction en 2022 du projet par le gouvernement. Reste à savoir s'il existera encore en 2023", précise Karen Mullié, coordonnatrice fédérale intermutualiste du projet CHW.
La santé, c’est bien connu, ne se limite pas à l’absence de maladie. Elle dépend du logement, de l’alimentation, de l’environnement des personnes, de leurs liens sociaux, de leur bien-être mental, etc. "Les CHW savent que le besoin de la personne dépasse leur mission de départ. Mais ils peuvent servir de relais vers les structures compétentes. Il est donc nécessaire de prendre le temps de développer des relations de confiance avec les acteurs locaux aussi", insiste Julien Demonceau, coordinateur CHW pour la Région wallonne.
Le projet des CHW en Belgique est encore dans sa phase d'exploration. Néanmoins, selon le rapport anversois, les facilitateurs et facilitatrices en santé détiennent un potentiel et sont une plus-value au système de soins de santé de première ligne. Selon Karen Mullié, coordinatrice fédérale du projet, "le programme CHW demande une vision au long terme et un financement durable pour la création d'un cadre clair et un soutien solide pour les facilitateurs en santé qui pourraient à terme devenir un nouveau métier au sein du système de santé belge."
Depuis que sa santé se porte mieux, Léon souhaite s'engager comme volontaire pour l'ASBL Vivre solidaire. Même s'il a déménagé à Liège, il tient à passer du temps à Seraing : "En tant que volontaire, je peux être en contact avec d'autres personnes, me sentir utile, en fonction de ce que je peux faire. Cette maison et les personnes ici m'ont aidé. J'ai envie de rendre la pareille." Seulement dans son cas, une convention de volontariat ne peut être obtenue que par une attestation de son médecin l'autorisant à s'engager pour l'ASBL. Vanessa se chargera d'accompagner Léon dans ses démarches. Elle avoue être davantage fatiguée mentalement qu’avec son ancien emploi, mais elle souhaite continuer l'aventure encore un temps : "À Seraing, ils ont lancé un 'Médibus' (douches pour les personnes à la rue, possibilité d'obtenir des soins, etc.) et on m'a proposé de faire partie du projet. Si ma mission est prolongée en 2023, je pourrai faire des permanences pour créer du lien. Et croyez-moi, c'est déjà énorme."
(1) "Rapport 2021 – Les Community Health Workers en Belgique", C. Masquiller, T. Cosaert, E. Wouters, Universiteit Antwerpen, 2021.