Soins de santé
Les symptômes d'un profond malaise s'amoncellent dans le monde du travail. La quête de sens n'a sans doute jamais été aussi prégnante dans nos sociétés capitalistes.
Publié le: 21 août 2023
Par: Joëlle Delvaux
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Photo: © AdobeStock - Le travail doit remplir trois critères fondamentaux pour avoir du sens : être utile socialement, respecter l'éthique et permettre au travailleur de développer ses compétences.
Alors qu’il y a quelques décennies, l’essentiel pour les travailleurs était d’occuper un emploi rémunérateur, il semble qu'aujourd’hui, la priorité soit donnée à l'exercice d'un métier qui procure du sens. "C'est une révolution", analysent les économistes français Thomas Coutrot et Coralie Perez, auteurs de "Redonner du sens au travail, une aspiration révolutionnaire" (Seuil, 2022). La crise sanitaire a clairement joué un rôle majeur dans cette "révolution". Les confinements et l'attention portée aux travailleurs "essentiels" ont conduit les salariés à "prendre de la distance et à faire preuve d’esprit critique à l’égard de leur travail", expliquait Fanny Lederlin, auteure de l’ouvrage "Dépossédés de l’Open Space. Une critique écologique du travail" (PUF 2020), lors de rencontres RH organisées par Le Monde en partenariat avec la mutuelle de santé française Malakoff Humanis. Et la doctorante en philosophie politique de pointer notamment la division du boulot en micro-tâches le vidant de son sens global ou le sur-engagement pouvant mener à l'épuisement.
Nombreux sont ceux et celles qui sacrifient désormais un bon salaire pour un emploi plus épanouissant. À l'opposé, à l’heure où le management par les chiffres a envahi tous les secteurs d'activités y compris le non-marchand, d'aucuns font ce choix plus ou moins conscient d'une démission silencieuse (quiet quitting), se contentant de répondre à la description de leur fonction sans plus se surpasser. Par ailleurs, les défis écologiques colossaux qui nous attendent imposent de questionner notre modèle de croissance.
Les démissions en masse, les reconversions en chaîne, le refus de jeunes diplômés de grandes universités d'intégrer des entreprises polluantes sont des phénomènes aussi puissants qu’éloquents. Avec en filigrane cette question que pose Matthieu Giroux dans Marianne : comment travailler en conscience dans un monde inégalitaire hanté par le changement climatique ?
Pour Thomas Coutrot et Coralie Perez, le travail doit remplir trois critères fondamentaux pour avoir du sens : être utile socialement, respecter l'éthique et permettre au travailleur de développer ses compétences. La perte de sens au travail traverse toutes les strates de la société mais elle s'exprime différemment selon les métiers et les secteurs, précise Thomas Coutrot dans un entretien accordé à un média spécialisé. Dans les services publics et le non marchand, le conflit éthique concerne les conditions de travail : comment accomplir correctement sa mission malgré les réductions d’effectifs, le manque de moyens, la numérisation des services, etc. Dans les industries pétrolière, chimique et automobile, les conséquences du dérèglement climatique déclenchent des remous écologiques parfois très douloureux. Dans la logistique et la grande distribution, la perte de sens réside davantage dans l’aspect répétitif du travail. À ce sombre tableau, Matthieu Giroux ajoute la défiance à l'égard de grandes entreprises dont l'engagement à rendre leurs activités plus humaines et éthiques a montré ses limites. Sans même parler de celles éclaboussées par des scandales divers, jusqu’y compris dans le secteur des maisons de repos.
"Les professions ayant les plus hauts scores du sens au travail sont les assistantes maternelles et, plus généralement, les professions du 'care' (aides à domicile, infirmières, médecins…). Ce n’est pas le travail en tant que tel qui est remis en question mais le 'travail insensé'", rassurent les deux économistes. Leur recommandation ? Partager le pouvoir de décisions avec les salariés, notamment celles très concrètes sur l’organisation du travail. "Générer du sens dans les organisations de travail, c’est apporter des références collectives dont les salariés pourront s’emparer afin de construire eux-mêmes leur sens individuel, ajoute Elodie Chevallier, spécialiste du sens au travail à l'Université de Sherbrooke au Canada, dans un article publié en novembre 2019 sur The Conversation. Il s’agit par exemple d’exposer clairement les finalités et les valeurs de l’entreprise dans lesquelles les salariés pourraient se reconnaître."
Relancer le collectif et faire participer les travailleurs aux décisions représentent une exigence d'autant plus grande que les conséquences de la perte de sens au travail sur la santé psychique sont lourdes. "Si vous faites partie des 20 % de salariés dont le sens au travail a le plus régressé ces dernières années, la probabilité que vous fassiez une dépression est multipliée par deux, assure Thomas Coutroux. Être en bonne santé signifie être acteur de sa vie et en mesure d’avoir le contrôle sur ce qui nous arrive. Il devient alors évident que lorsque nous ne maîtrisons pas ce que nous vivons dans notre travail, alors notre santé en pâtit".