Soins de santé
Alors que la lutte contre le Covid-19 a mobilisé toutes les énergies, le risque de ne plus pouvoir soigner des infections à bactéries résistantes constitue une importante menace pour l’humanité. Éviter la surconsommation d’antibiotiques, améliorer la prévention et le contrôle des infections et intensifier la recherche médicale représentent une priorité absolue.
Publié le: 03 février 2021
Par: Joëlle Delvaux
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Photo: © iStock - L’utilisation massive, et souvent sans réelle nécessité, d’antibiotiques en médecine humaine, en soins véterinaires et en agriculture, a accéleré la résistance des bactéries.
Nous utilisons des antibiotiques depuis près d’un siècle. En effet, le premier antibiotique naturel - la pénicilline – a été découvert en 1928 par Alexander Fleming. La plupart des autres antibiotiques sont aujourd'hui des antibiotiques de synthèse.
"À leur période de gloire, ces médicaments vitaux offraient un remède pratiquement à tous les maux, de la pharyngite à streptocoque aux infections des voies urinaires, observe Gerry Wright, professeur de sciences médicales à l'Université d'Hamilton (Canada), dans un article publié sur le site The Conversation. Leur existence a encouragé les médecins à réaliser des exploits extraordinaires, comme la chirurgie à coeur ouvert et le traitement du cancer par chimiothérapie. Les antibiotiques ont accompli des miracles. Grâce à eux, notre espérance de vie a augmenté et la qualité de vie s'en est fortement améliorée. Cependant, pendant ces décennies où nous vivions mieux grâce aux antibiotiques, les bactéries ont évolué pour contrer chacune de nos avancées. C’était naturel et prévisible (…). Mais l’apparition de résistances s'est fortement accélérée à cause de l'utilisation massive, et souvent sans réelle nécessité, d'antibiotiques en médecine humaine, en soins vétérinaires et en agriculture."
"La résistance aux antibiotiques survient à la suite d’une mutation dans l’ADN de la bactérie, ou par l’acquisition d’un gène de résistance", explique Martin Chenal, doctorant en microbiologie à l'Institut national de la recherche scientifique (France) dans une contribution scientifique publiée également sur The Conversation. Lorsque les bactéries sont exposées à un antibiotique, celles sensibles vont mourir et celles résistantes vont se multiplier. C’est le principe de sélection. (…) Paradoxalement, l’usage d’antibiotiques est un facteur majeur de propagation de résistances à ces derniers. C’est la raison pour laquelle il est important de limiter leur utilisation au maximum, mais aussi de s’en servir correctement" (lire ci-dessous). Le chercheur ajoute : "Alors que la mise au point de nouvelles molécules se fait de plus en plus lentement, l’acquisition de résistances par les bactéries est, au contraire, de plus en plus rapide. Et malheureusement, il suffit parfois d’une seule bactérie résistante pour causer de graves problèmes."
L'Organisation mondiale de la santé (OMS) le confirme : un nombre croissant d’infections, comme la pneumonie, la tuberculose, la salmonellose ou encore la gonorrhée (une infection sexuellement transmissible) deviennent plus difficiles à traiter car les antibiotiques utilisés perdent leur efficacité. "C’est une véritable course contre la montre qui s'engage, lance Martin Chenal. En 2018, 26% des infections étaient résistantes aux médicaments généralement utilisés pour les traiter. En 2050, le taux de résistance atteindra probablement 40%. À terme, ce problème pourrait nous faire tomber dans une ère post-antibiotique, où la moindre blessure ou chirurgie constituerait un risque important d’infection".
"Depuis plusieurs décennies, le monde scientifique dénonce l’ampleur du problème, martèle encore Martin Chenal. Comme face aux changements climatiques, c’est malheureusement le temps qu’il aura fallu pour sensibiliser les gouvernements et la population à la gravité de la situation".
Gerry Wright renchérit : "Pendant tout ce temps, nous avons fait confiance aux firmes pharmaceutiques pour qu’elles créent de nouveaux médicaments, sans être conscients du fait qu’elles n’avaient pas vraiment intérêt à remplacer les antibiotiques bon marché qui existent déjà. Le développement et la mise en marché de nouveaux médicaments comportent des risques et coûtent cher, et le secteur privé n’est pas particulièrement motivé à relever ce défi de santé publique".
Une opinion partagée par l'OMS elle-même. En janvier 2020, dans un communiqué, elle reconnaissait que la "baisse des investissements privés et le manque d’innovation sapent les efforts visant à lutter contre les infections résistantes aux antimicrobiens". La lutte contre la résistance aux antimicrobiens concerne l’ensemble des micro-organismes : bactéries, virus, levures, champignons... Cependant, quelques bactéries sont responsables à elles seules d’une grande partie des problèmes causés par ces résistances. L’OMS constate aussi que "les entreprises les plus dynamiques dans la recherche-développement pour les antibiotiques sont essentiellement de petites et moyennes entreprises, tandis que les grands groupes pharmaceutiques continuent à aban donner le terrain."
"La menace que fait planer la résistance aux antimicrobiens n’a jamais été aussi imminente”, déclarait le Dr Ghebreyesus, Directeur général de l’OMS, quelques mois avant la pandémie du Covid-19. Depuis lors, l'OMS et le Center for Disease Control and Prevention, ont identifié les bactéries les plus menaçantes. "Il est important que les investissements publics et privés soient concentrés sur la mise au point de traitements efficaces contre les bactéries les plus résistantes", insiste la Professeure Hanan Balkhy, chargée de la résistance aux antimicrobiens à l’OMS. Pour ajouter une note plus positive, les perspectives de développement pour les agents antibactériens visant à traiter la tuberculose et Clostridium difficile (responsable de diarrhées) sont déjà prometteuses."
Outre la recherche de nouveaux antibiotiques, d’autres types de traitements sont étudiés comme la phagothérapie, qui utilise des virus tuant spécifiquement les bactéries.
Au sein des instances européennes, la mobilisation s'intensifie aussi. À l'occasion de la journée européenne d'information sur les antibiotiques, le 18 novembre dernier, Stella Kyriakides, la Commissaire européenne à la santé, a plaidé pour "une approche unie à travers les politiques, les pays et tous les niveaux de la société pour relever ce défi mondial". De récentes données montrent, par exemple, que les pourcentages de résistance à la vancomycine – un antibiotique de dernier recours – dans les infections sanguines à entérocoques ont presque doublé entre 2015 et 2019 dans l'UE. La résistance aux carbapénèmes – groupe d'antibiotiques de dernier recours pour des infections nosocomiales sévères – reste aussi inquiétante. Quant aux niveaux de consommation d'antibiotiques, ils sont toujours aussi préoccupants, en particulier dans le sud et l'est de l'Europe.
"Malgré sa discrétion, en comparaison à certaines maladies virales comme le Covid-19, la résistance aux antibiotiques et aux antimicrobiens peut bel et bien être qualifiée de pandémie, avertit Martin Chenal dans un article publié sur le site The Conversation. Les scientifiques n’arriveront pas seuls à limiter la catastrophe en santé publique qui se profile sous nos yeux. Les défis que nous traversons nous ont appris qu’une coopération mondiale est possible. Si la communauté scientifique ainsi que l’ensemble de la société travaillent de pair comme ils l’ont fait contre le Covid-19, nous pouvons espérer enrayer cette autre pandémie, ou du moins en limiter l’impact", conclut le doctorant.