Santé publique

Où est passé notre sommeil ?

Baromètre de notre bien-être mental et physique, le sommeil occupe une place prépondérante dans nos vies. Pourtant, un Belge sur trois se plaint de passer de mauvaises nuits. Mieux dormir s'impose désormais comme un enjeu de société…

Publié le: 18 septembre 2024

Mis à jour le: 01 octobre 2024

Par: Julien Marteleur

7 min

Un homme qui a une insomnie se tient la tête couché dans son lit

Photo : © AdobeStock // Que vous soyez un petit ou un gros dormeur, si vous manquez de sommeil, vous allez le sentir dès le réveil.

25 ans ! C'est le temps qu'un être humain passera en moyenne à dormir durant sa vie, à raison de 7h par nuit. Enfin, ça, c'est le scénario réservé aux bienheureux. Les "nuits blanches et lunettes noires" ne sont plus l'apanage des clubbeurs et autres personnages interlopes. Le manque de sommeil est venu grossir les rangs des fameux "maux du siècle". "On dort deux heures de moins par nuit qu'il y a 100 ans, confirme le Pr Matthieu Hein, psychiatre et responsable du Laboratoire du sommeil de l'hôpital universitaire Erasme. Ce qui représente un cycle de sommeil en moins !" Pourtant, un sommeil réparateur est primordial pour notre santé en général, mais surtout celle de notre cerveau. Alors, c'est grave, docteur ? Ça dépend pour qui : nous sommes en effet loin d'être égaux quand il s'agit de fermer l'œil…

Petit ou gros : pas le choix !

"On estime que nous avons besoin de 6 à 8h de sommeil par nuit à l'âge adulte, davantage durant l'enfance et l'adolescence, un peu moins lorsqu'on vieillit, souligne le psychiatre. Les 'petits dormeurs' (moins de 5h par nuit) sont très rares, 1 à 2 % de la population. Ceux qu'on appelle de 'gros dormeurs' sont plus fréquents. Mais si on dort plus de 10h par nuit et qu'on se sent encore fatigué, c'est qu'il y a un problème… On parle alors d'hyper-somnolence." Récemment, en 2009, des chercheurs américains ont pu établir un lien entre génétique et sommeil : vous succombez si facilement à l'appel de l'oreiller car vos aïeux étaient flemmards ! Plus sérieusement, les plus chanceux d'entre nous pourraient compter sur un patrimoine génétique avantageux leur garantissant un fonctionnement optimal, même après une courte nuit. "Nous serions tous prédéfinis à une certaine durée de sommeil, plus ou moins capables de faire la sieste, etc.", abonde le Pr. Hein. 

Le sommeil, toute une histoire

Quand on affirme qu'on a passé une "bonne" nuit de sommeil, c'est aussi que notre nuit n'a pas été interrompue. "C'est du moins l'impression que l'on a, car lorsque nous dormons, nous connaissons une série de 'micro-réveils' dont nous ne gardons généralement aucun souvenir", précise la docteure Andreea Petrovici, responsable de la clinique du sommeil à l'Hôpital Vésale de Charleroi. Mais dormir "en un bloc" n'a pas toujours été la norme : jusqu'à la seconde moitié du 19e siècle — et l'apparition de l'éclairage artificiel, l'être humain connaissait un sommeil en deux phases. Il "allait au lit vers 21h ou 22h, puis se réveillait généralement vers minuit, pour une durée d'une heure environ, avant de se recoucher pour de bon", révèle l'historien américain Roger Ekirch dans "La grande transformation du sommeil". De ce sommeil "biphasique", l'historien a retrouvé des traces dans les écrits du Moyen-Âge et même de l'Antiquité, avec Homère ! 

Quand la fatigue parle…

L'ère industrielle et ses progrès technologiques ont "modifié" la physionomie initiale de nos nuits, soit. Ce qui n'a pas changé, c'est le signal envoyé par notre corps lorsqu'il manque de sommeil : la fatigue. "C'est sans surprise l'indicateur le plus sûr pour savoir si vous dormez bien ou pas, souligne la Dr. Petrovici. Que vous soyez un petit ou un gros dormeur, si vous manquez de sommeil, vous allez le sentir dès le réveil. Se sentir fatigué dès qu'on ouvre les yeux, c'est la promesse d'une très, très longue journée…" Ce sentiment de fatigue permanente semble s'être généralisé ces dernières décennies. Dans les cliniques du sommeil du pays, on se plaint de brouillard mental, de maux de têtes, de somnolence au volant… "Ces symptômes sont typiques d'une fatigue intense, généralement causée par des apnées du sommeil. Ces apnées touchent souvent les hommes en surpoids, et davantage de personnes qu'avant souffrent d'obésité." 

Netflix and stress 

Au contact de leurs patients, les spécialistes constatent de plus en plus que notre société et les comportements qu'elle induit ne sont définitivement pas faits pour le sommeil. "Dans un monde hyper-connecté où tout va de plus en plus vite et où le temps semble manquer, les gens rognent davantage sur leur temps de sommeil pour y 'caser' d'autres activités : Netflix, du sport, le cinéma ou le restaurant… Nous nous privons volontairement de sommeil, en quelque sorte", déplore le psychiatre Matthieu Hein. 150 ans après les bouleversements rencontrés lorsque l'éclairage artificiel s'est invité dans nos vies, c'est désormais au tour des écrans de jouer les trouble-fêtes. "Avec la généralisation du télétravail, une partie de la population allume son ordinateur de plus en plus tôt et l'éteint de plus en plus tard. Et comme si ça ne suffisait pas, certains restent hypnotisés par leur écran de smartphone jusque sous la couette", ajoute le Dr. Andreea Petrovici. 

Un monde du travail en mutation, des écrans désormais "portables" mais aussi une certaine idée du sommeil dans une économie capitaliste où le stress serait productif alors que "roupiller, c'est ne rien produire"... "Cette vision très libérale de notre sommeil, portée par les 'yuppies' (banquiers d'affaire) des années 80 jusqu'au début des années 2000, s'estompe fort heureusement aujourd'hui avec l'arrivée d'un discours davantage tourné vers le 'self-care', le soin de soi, qui fait au contraire l'éloge du sommeil", indique le psychiatre Matthieu Hein.

On se réveille (un peu) 

Autre signe d’évolution des mentalités, la consommation de somnifères en Belgique diminue depuis 10 ans. Grands favoris des insomniaques, ces médicaments — déconseillés sur le long terme — sont désormais délaissés au profit des produits à base de mélatonine. Lorsque l'insomnie est chronique, les spécialistes aiguillent davantage leurs patients vers les thérapies cognitivo-comportementales (voir encadré ci-dessous), jugées plus efficaces. D'une certaine manière, "la crise sanitaire et le stress qu'elle a engendré ont contribué à remettre le sommeil au centre des préoccupations en soins de santé. La période Covid a chamboulé les nuits d'une partie de la population et rappelé le lien étroit entre santé mentale et rythmes de sommeil", note le psychiatre Matthieu Hein. 

Face au sommeil, ne pas s'endormir

Il est grand temps de refaire une place de choix au sommeil, alertent les spécialistes. De porter la sieste aux nues ("Pas plus de 20 minutes, sinon elle est contreproductive", avertit le Pr.Hein), de ne plus avoir honte d'avoir la flemme. "Longtemps, on n'a pas su pourquoi l'être humain devait dormir autant. Mais ce n'est pas pour rien que le sommeil occupe le tiers de notre vie ! Sans lui, impossible pour le cerveau de se régénérer, de se nettoyer des impuretés accumulées durant la journée", précise la Dr. Petrovici de la clinique du sommeil à Vésale. "Le sommeil impacte aussi fortement la santé du cœur, ajoute Matthieu Hein. Un mauvais sommeil accroit le risque de maladies cardio-vasculaires ou neuro-dégénératives, comme Alzheimer par exemple."

Personne ne dort comme un bébé du début jusqu'à la fin de sa vie et nous n’avons pas tous les mêmes besoinss'accordent les deux spécialistes.  Mais certains gestes du quotidien peuvent améliorer la qualité de nos nuits. "Le plus puissant régulateur du sommeil, c'est le rythme jour-nuit, conclut Matthieu Hein. Mais c'est aussi l'alimentation, les contacts sociaux, le mouvement… L'important, c'est de rester vigilant face à son sommeil et d'écouter son corps lorsqu'il est fatigué. Bref, de ne pas s''endormir' devant les signes d'un trouble du sommeil."