Soins de santé
Au cœur de l'hiver, grippes, otites, bronchiolites, rhumes et autres maux désagréables se multiplient chez les enfants. Dans la plupart des cas, ces infections virales guérissent spontanément après quelques jours. Pourtant, trop d’antibiotiques sont prescrits inutilement. Décryptage avec le Dr Anne Tilmanne, médecin spécialiste des maladies infectieuses pédiatriques.
Publié le: 18 février 2020
Par: Joëlle Delvaux
10 min
Photo: © iStock - Les antibiotiques n'ont pas d’effet sur les virus et sont donc totalement inutiles en cas de grippe, de rhume, de bronchiolite et dans la majorité des formes de pharyngites et d’otites.
En Marche : De quels moyens disposez-vous pour savoir de quelle infection sont atteints vos petits patients et si leur maladie nécessite un traitement antibiotique ?
Dr Anne Tilmanne : Pour poser le diagnostic, on ausculte et examine l'enfant, on écoute et pose des questions aux parents et à l’enfant selon son âge. Avec l'expérience, on sait assez vite estimer si l'état de santé de l'enfant est inquiétant ou pas. S'il continue à être attentif, à interagir, à boire de manière satisfaisante, s’il se remet à jouer dès que le pic de fièvre diminue, c'est rassurant. On peut suivre l'évolution, en s’assurant de la vigilance des parents. D’où l’importance d’avoir un médecin de famille ou un pédiatre en qui l'on a confiance.
La plupart du temps, chez l'enfant, les infections sont d'origine virale. Les antibiotiques n'ont pas d’effet sur les virus et sont donc totalement inutiles en cas de grippe, de rhume, de bronchiolite et dans la majorité des formes de pharyngites et d’otites. Les antibiotiques agissent uniquement contre les bactéries. Et même en présence d'infections bactériennes, on peut, le plus souvent, se permettre d'attendre quelques jours avant d'envisager un tel traitement. C'est le cas pour une otite, si l'infection se limite à une oreille et que le tympan est fermé. Souvent, l'otite guérit spontanément. Mais si la fièvre se prolonge, ou en cas de complications, un traitement par antibiotique doit être débuté.
Il y a aussi des situations où la nécessité des antibiotiques n’est pas discutable. Ils doivent être administrés, et parfois sans attendre. C'est le cas en présence d'une infection au niveau des reins, des os ou des articulations, d’une infection dans laquelle la bactérie est retrouvée dans le sang, de méningite… L’examen clinique de l’enfant peut montrer des signes qui doivent nous alerter. Par exemple, si l'enfant n'est pas capable de toucher son sternum avec son menton, s’il refuse qu'on allume la lampe car la lumière le dérange, vomit, se plaint de maux de tête, il faut penser à la méningite. Celle-ci peut être bactérienne. Elle nécessite alors une prise en charge hospitalière rapide et un traitement antibiotique qui sera poursuivi ou arrêté selon la cause retrouvée lors des examens.
EM : Êtes-vous confrontée à des parents qui demandent de prescrire des antibiotiques à leur enfant alors que vous estimez que ce n'est pas utile ?
Dr AT : Oui cela arrive. L'angoisse des parents est un paramètre à prendre en compte, et peut être difficile à gérer. Les parents sont soumis à beaucoup de pressions : voir son enfant malade, la fatigue qui accompagne les nuits écourtées, le fait de devoir s’absenter du travail de manière récurrente… En donnant des antibiotiques, ils ont l’impression de faire quelque chose, alors que, le plus souvent, il "suffit" de ne rien faire et l’épisode infectieux se résout de lui-même.
Il y a aussi la notion de gravité. Souvent, les parents pensent que si leur enfant est "très malade", c’est probablement dû à une bactérie et que des antibiotiques sont nécessaires. Pour de nombreuses personnes, une infection virale est une infection peu grave, qui affecte moins, ce qui est faux.
À cela s’ajoute la succession d'infections que peuvent attraper les tout-petits. Ils traversent l'hiver avec le nez qui coule en quasi continu, de la toux, des périodes de fièvre à répétition... Il n'est pas toujours facile de faire comprendre aux parents que, même dans ces situations, les antibiotiques ne vont pas aider leur enfant.
À l'inverse, il arrive que des parents refusent qu'on prescrive à leur enfant des antibiotiques pourtant indispensables à leur guérison. C'est notre rôle de bien leur expliquer le rationnel de notre attitude et de les convaincre afin qu'ils collaborent au traitement. Cela prend du temps et ce n'est pas évident à faire lors d'une consultation déjà bien remplie. Dans ces situations, on remarque à nouveau l’importance d’avoir un médecin en qui l'on a confiance !
EM : Les enfants sont-ils touchés, comme les adultes, par la résistance aux antibiotiques ?
Dr AT : Oui, les enfants sont aussi touchés. Nous consommons trop d'antibiotiques, souvent de manière inadéquate. Les bactéries deviennent de plus en plus résistantes, avec pour conséquences des maladies qui durent plus longtemps, des hospitalisations plus fréquentes, voire des décès. Ce phénomène de résistance aux antibiotiques se manifeste à deux niveaux.:
Le premier niveau est qu’en moyenne, les bactéries deviennent plus résistantes. Par exemple, les diarrhées dues à la bactérie Campylobacter étaient traitées par le ciprofloxacine. Cependant, dans de nombreux pays, la résistance à cet antibiotique est devenue vraiment importante et il a dû être remplacé par un autre, l’azithromycine. Ce phénomène existe pour d’autres bactéries aussi. Il nous force donc à utiliser des molécules qui agissent sur plus de bactéries, peuvent être moins adaptées, ou encore avoir plus d’effets secondaires, et qui finiront elles-mêmes par ne plus être efficaces. Or, notre arsenal thérapeutique n’est pas infini.
Le deuxième niveau de problème dû à l’augmentation des résistances, c'est qu'on se retrouve face à des patients infectés par des germes résistants à presque toutes les molécules disponibles.
EM : Dans quelles situations doit-on faire face à des infections difficilement traitables?
Dr AT : Le problème se pose plus souvent chez les adultes car, vu leur âge plus avancé, ils sont plus souvent malades et fréquentent davantage les hôpitaux, les établissements de soins ou les maisons de repos. Chez les petits en bonne santé, on a peu de soucis à se faire. Mais dans un hôpital comme le nôtre, où l'on soigne des enfants avec des pathologies lourdes qui nécessitent de longues hospitalisations, on voit apparaître chez certains patients des germes très résistants contre lesquels nous avons des difficultés à trouver des molécules actives. Dans la grande majorité des cas, il s'agit d'enfants qui ont séjourné dans des hôpitaux à l'étranger et ont déjà reçu de nombreuses doses d'antibiotiques. Leur flore intestinale est colonisée par des bactéries plus résistantes que celles qu'on trouve chez nous. En effet, la résistance aux antibiotiques est beaucoup plus grave dans les pays du sud et de l'est de l'Europe que dans ceux du nord. Dans les pays du Maghreb et en Inde, c'est un vrai problème. Dans ces régions, on consomme beaucoup d'antibiotiques. Et l'on utilise surtout des antibiotiques à large spectre (NDLR - qui attaquent de nombreux types de bactéries alors que l'antibiotique à spectre étroit, qui s'attaque plus spécifiquement à un type de bactéries, est à privilégier). L'accès à ces médicaments y est plus aisé aussi. Parfois, ils sont disponibles en vente libre, sans prescription médicale.
EM : Quels sont les risques encourus par un enfant qui recevrait trop d'antibiotiques durant son jeune âge?
Dr AT: Chaque individu est porteur de bactéries avec lesquelles il vit en "harmonie" et qui lui sont utiles. On les appelle le microbiote. Un déséquilibre dans la proportion de différents types de bactéries qui composent le microbiote peut entraîner certaines maladies systémiques. Cela a été incriminé notamment dans les maladies inflammatoires du type digestif (maladie de Crohn, rectocolite hémorragique…), et sans doute dans d'autres maladies aussi. Le microbiote est très étudié actuellement.
Quand on donne des antibiotiques, on perturbe ce microbiote mais on ne sait pas encore exactement ce que cela change. Par exemple, lorsqu'une femme enceinte est porteuse du streptocoque B, un traitement antibiotique est indispensable pour éviter à son enfant une infection à streptocoque à la naissance. Mais la flore orale et digestive du bébé sera différente de celle d'un bébé dont la maman n’a pas eu d’antibiotiques. À chaque fois que l'on donne des antibiotiques à un enfant, c'est la même chose : on perturbe sa flore intestinale.
Un exemple très connu de déséquilibre du microbiote qui provoque des maladies, c'est celui du Clostridium difficile, une bactérie résistante qui peut être présente, mais silencieuse, dans le tube digestif. En cas de traitement antibiotique, de nombreuses bactéries « amies » faisant partie du microbiote meurent et le Clostridium difficile en profite pour prendre leur place. Il peut alors donner des infections pouvant être graves. C’est plus fréquent chez l’adulte, mais on en voir aussi chez les enfants.
A ce volet "individuel" de la résistance aux antibiotiques, il faut ajouter le volet "santé publique" qui lui est étroitement lié. Ainsi, les bactéries elles-mêmes constituent une population mixte dont certaines sont naturellement résistantes aux antibiotiques. Quand on utilise des antibiotiques, toutes les bactéries sensibles sont tuées. Ne survivent que celles qui sont résistantes. C'est ce qu'on appelle la pression antibiotique. Au fur et à mesure, on crée une population de bactéries de plus en plus résistantes aux antibiotiques. Les bactéries ne nous ont pas attendus pour être résistantes mais c'est nous qui, par la pression antibiotique, les sélectionnons et les renforçons. Ces bactéries résistantes peuvent être transmises d’une personne à l’autre.
EM : Certaines infections bactériennes peuvent être évitées par la vaccination, ce qui diminue dès lors le recours aux traitements antibiotiques. De quels vaccins s'agit-il pour les enfants ?
Dr AT : Les vaccins sont une vraie révolution de l’infectiologie. Ils ont l’avantage indéniable d'agir avec la même efficacité contre une infection donnée, que la bactérie soit résistante ou pas, et également d’exister pour des infections virales et bactériennes. Chez les bébés de moins d’un an, les pneumonies, les méningites et la coqueluche vont être ciblées via des vaccins contre le pneumocoque Haemophilus influenza b et la coqueluche. Les nouveau-nés de moins de deux mois qui ne peuvent pas encore être vaccinés peuvent être protégés contre la grippe et la coqueluche via la vaccination de leur mère durant la grossesse, grâce aux anticorps de la maman qui sont transférés au bébé par le placenta. Il faut se rappeler que la coqueluche tue chaque année des bébés de moins de six mois en Europe, y compris en Belgique. Malheureusement, pour la plupart des bactéries qui deviennent résistantes, on ne dispose pas de vaccins. C'est pour cette raison qu'il est tellement important de faire un bon usage des antibiotiques.
Dr Anne Tilmanne
La concentration dans un même lieu de patients soignés pour des infections transmissibles fait qu'on a plus de risques d'être contaminé par une infection dans un hôpital qu'ailleurs, précise le Dr Anne Tilmanne qui, au moment de l'interview pratiquait à l'hôpital des enfants (Huderf) à Jette et pratique depuis 2022 aux CHU Tivoli, Ambroise Paré et Charleroi.
Pour réduire ces risques à un minimum, des mesures d'hygiène hospitalière ont été déployées. ll y a cent ans, on plaçait tous les petits patients dans de grandes salles. De nos jours, ils séjournent quasi tous dans des chambres individuelles. En fonction d'une série de paramètres, certains enfants sont complètement isolés et les soignants s'habillent avec masque, blouse et gants pour leur donner les soins. Dans certains services plus intensifs, on recherche systématiquement les germes résistants dans la flore de tous les patients et on prend des mesures additionnelles si nécessaire avec isolement des patients et utilisation exclusive du matériel pour eux. Cette politique a des effets positifs car on parvient à réduire la transmission des infections tant bactériennes que virales en milieu hospitalier.