Culture

Immersion dans le nettoyage industriel

Dans les années 70, le campus de l'Université catholique de Louvain a été nettoyé par une entreprise autogérée par toutes les travailleuses : le Balai libéré. Cinquante ans plus tard, la réalisatrice française, Coline Grando, filme les rencontres entres les anciens protagonistes de la coopérative et les travailleurs actuels. 

Publié le: 05 avril 2023

Mis à jour le: 26 septembre 2024

Par: Sandrine Cosentino

4 min

Salle UCL nettoyage

Photographie: ©CVB Le balai libéré

Une ville de 350.000 m2 à nettoyer. C'est ce que représente le campus de l'Université catholique de Louvain (UCLouvain ou UCL). Alors qu'elle a elle-même étudié dans la ville de Louvain-la-Neuve, Coline Grando, réalisatrice du documentaire "Le Balai libéré, écoutez cette histoire que l’on m’a racontée" le confie : "Je n’ai jamais entendu parler de cette histoire pendant mes études. Au-delà de ça, pendant ces cinq ans, je ne me suis jamais posé la question de qui nettoyait les locaux et dans quelles conditions." Un peu par hasard, elle entend parler de cet évènement et est happée par son caractère exceptionnel : en février 1975, les ouvrières de la société de nettoyage Anic travaillant sur le site de Louvain-la-Neuve se mettent en grève suite à une décision de délocaliser une partie de l'équipe. Quelques jours plus tard, elles adressent à leur patron une lettre de licenciement : "Réunies depuis une semaine dans des groupes de travail et en assemblée générale, les ouvrières de feu votre firme ont constaté ce qui suit : tout d’abord, nous constatons après une étude approfondie de notre travail que nous pouvons parfaitement l’organiser entre nous. (...) Ensuite, nous découvrons que votre rôle principal a été de nous acheter notre force de travail à un prix négligeable pour la revendre à prix d’or à l’UCL. (...) Nous sommes au regret de vous signifier votre licenciement sur le champ pour motif grave contre vos ouvrières." Le 10 mars 1975, elles créent l’asbl "Le Balai libéré". De 35 travailleuses en 1975, l'entreprise, devenue entretemps coopérative, passe à 96. L'association va fonctionner pendant près de 15 ans. L’organisation de l’autogestion évolue à plusieurs reprises, avec notamment l'organisation d'assemblées générales, l’abrogation de toute forme de hiérarchie et l’instauration d’une tentative de rotation des fonctions.

Coline Grando se plonge dans les archives et retrouvent des protagonistes de l'époque : les nettoyeuses, les laveurs de vitre mais aussi les militants et les permanents syndicaux de la CSC Brabant wallon qui ont soutenu l’initiative pendant la grève et au-delà. "Mais je ne voulais pas un film uniquement tourné vers le passé. Je voulais faire résonner cette histoire au présent. Je suis donc allée rencontrer les personnes qui nettoient aujourd’ hui l’université."

"Si le patron vient ici, il sera perdu"

Le Balai libéré termine ses activités en 1990, alors qu'il ne remporte pas le marché public lancé par l'UCL. Depuis, six entreprises ont succédé à la coopérative. Aujourd'hui, une cinquantaine de personnes nettoie le chantier. Les travailleuses et travailleurs se sentent bien plus appartenir à l'UCL qu'aux sociétés de nettoyage qui changent tous les 5 ans. Pour Catherine, cheffe d'équipe : "Le patron n'est là que pour le portefeuille, payer les machines, les produits… Je saurais gérer le chantier avec ma collègue, sans patron, ça ne me fait pas peur. Il n'est jamais venu ici. S'il vient, il sera perdu. C'est facile d'indiquer des prix et des mètres carrés sur un document mais il faut voir en quoi consiste réellement le travail."

Au travers des différentes rencontres entre les anciens et les nouveaux travailleurs, le film parle plus largement de la dégradation des conditions de travail. Il met en lumière un système d’appel d’offre de marché public qui contraint les différents acteurs à revoir le prix vers le bas et à augmenter mécaniquement la charge de travail qui pèse sur les salariés et de leurs difficultés d'émancipation. Un syndicaliste CSC de l'époque, Felipe, insiste : "Ce que le Balai libéré a posé comme question, ce n'était pas 'qui nettoyait et à quelle heure', mais c'était de savoir à qui appartenait l'entreprise."

Même si tout est différent aujour d'hui, l'histoire du Balai libéré fait naitre dans le groupe de travailleurs des envies de changements. Le délégué syndical Angelo et la brigadière Élodie proposent d'organiser des réunions avec l'ensemble de l'équipe : "Pour que les gens puissent s'exprimer, apprendre à se connaitre et mieux comprendre les difficultés des uns et des autres."

Loin du moralisateur "C'était mieux avant", le documentaire permet de mieux cerner une réalité de travail rarement mise sous le feu des projecteurs.