Culture

Quelque chose en nous de "l'Homme de Spy"

La paléogénétique, récemment mise en lumière par le Prix Nobel de médecine, décerné à l’un de ses pionniers, révolutionne les connaissances au sujet de la Préhistoire. Elle a notamment permis de découvrir que les Néandertaliens, dont on a trouvé de nombreuses traces en Wallonie, n’avaient jamais vraiment disparu…


 

Publié le: 18 janvier 2023

Mis à jour le: 18 septembre 2024

Par: Valentine De Muylder

8 min

Musée des Sciences Naturelles Néandertalien

Photographie: (c)Musée des Sciences Naturelles

Au centre de la pièce, un Néandertalien grandeur nature fait face à une large fenêtre, avec vue plongeante sur la capitale. De part et d’autre de cette sculpture, entourés de livres, travaillent Laurence Cammaert et Patrick Semal, de l’Institut royal des Sciences naturelles de Belgique. La première est archéologue, spécialiste de Néandertal, et le second est paléoanthropologue et conservateur des collections d’anthropologie et de préhistoire. On ne pouvait rêver meilleur endroit pour faire le point sur nos gènes néandertaliens…
Nos gènes néandertaliens ? Et oui, depuis 2010, on sait que les personnes de descendance eurasienne ont hérité environ 2% de leur patrimoine génétique des Néandertaliens. À l’origine de cette découverte surprenante, une jeune discipline dont un des pionniers, le suédois Svante Pääbo, a été récompensé en 2022 par le Prix Nobel de médecine : la paléogénétique. Un mot savant pour désigner l’étude de l’ADN ancien, à partir de restes organiques fossilisés (os, dents…).

La vallée de la Meuse, "un coffre-fort à ADN"


"Les Néandertaliens sont une population humaine apparue il y a au moins 300.000 ans, tout comme les Hommes modernes, et qui était encore présente il y a à peu près 40.000 ans, en Belgique notamment ", rappelle Laurence Cammaert. De nombreux fossiles ont été retrouvés, particulièrement bien conservés, dans des grottes comme celles de Spy, de Goyet, ou de Sclayn. "Les grottes de la vallée de la Meuse et de ses affluents sont comme un coffre-fort à ADN, précise Patrick Semal. C’est une zone très particulière, où les conditions climatiques et environnementales étaient propices à la présence humaine, et où les grottes ont offert des conditions favorables à la conservation de la matière organique."

Depuis 2010, on sait que les personnes de descendance eurasienne ont hérité environ 2% de leur patrimoine génétique des Néandertaliens.

Si le premier Néandertalien dont le génome complet a pu être séquencé venait de Croatie, les collections belges n’en contribuent pas moins activement à l’avancée de la recherche. L’analyse génétique des fossiles de "l’homme de Spy" fait ainsi l’objet de collaborations entre, notamment, l’Institut royal des sciences naturelles et l’Institut Max Planck d’anthropologie évolutionniste de Leipzig, où travaille Svante Pääbo.

Qui dit métissage, dit rencontre et échange


Une chose est désormais certaine : non seulement les Hommes modernes (c’est ainsi que nos spécialistes désignent les Homo Sapiens que nous sommes) et les Néandertaliens ont une origine commune, mais ils ont également dû se rencontrer… et se métisser. Biologiquement, on ne parle donc plus "d’espèces" différentes, mais bien de "populations" issues de la même espèce, puisqu’elles ont pu se reproduire entre elles et que leur descendance a été féconde. 
"L’idée qu’on se fait des Néandertaliens a pas mal oscillé au cours de l’Histoire, raconte Laurence Cammaert. Parfois, on en a fait un bon sauvage, parfois une brute épaisse. Aujourd’hui, on se rend compte qu’ils devaient être très similaires à nous, à part quelques traits physiques remarquables. Puisqu’il y a eu interfécondité, il y a forcément eu un échange, peut-être même un langage commun, une manière d’agir commune…"

Ré-écrire la Préhistoire


L’analyse de l’ADN permet notamment de mieux comprendre quel groupe humain est parti de quel endroit à quel moment, et de retracer ainsi les grands mouvements de population de la Préhistoire. Elle permet aussi d’en apprendre plus sur l’apparence des individus retrouvés, ainsi que sur les liens de parenté, et donc sur les relations, entre les membres d’un groupe…

L’analyse de l’ADN permet de mieux comprendre quel groupe humain est parti de quel endroit à quel moment, et de retracer ainsi les grands mouvements de population de la Préhistoire.

Plus fondamentalement encore, elle contribue à révolutionner notre compréhension de l’évolution humaine. "Jusqu’à il y a une vingtaine d’années, on représentait l’évolution sous la forme d’un arbre assez linéaire, se souvient Laurence Cammaert. Aujourd’hui, c’est devenu beaucoup plus complexe. On s’est rendu compte que des populations humaines s’étaient séparées, retrouvées, réécartées." Notre évolution serait donc bien plus riche et interactive que ce que l’on a longtemps appris à l’école. "C’est là toute la richesse introduite par l’analyse paléogénétique, confirme Patrick Semal. On réalise que des tas de fossiles qu’on avait classés dans les Hommes modernes ne sont en réalité pas nos ancêtres. Ce sont des populations d’Homo Sapiens qui ont vécu et se sont éteintes, à la manière des Néandertaliens."

"On a du mal à imaginer qu’on puisse ne pas être seuls"


Cette complexité nouvelle explique qu’on compare désormais l’évolution humaine à un buisson aux multiples branches, qui ont la particularité de se recroiser parfois, avant de s’éteindre. "La plupart du temps, depuis 3 ou 4 millions d’années, plusieurs espèces et populations humaines ont existé en même temps, explique Laurence Cammaert. Nous sommes un peu un vestige de cette humanité passée, qui était bien plus diversifiée qu’aujourd’hui."
"Cela surprend, continue-t-elle. On a du mal à imaginer qu’on puisse ne pas être les seuls." À ses yeux, parler de cette diversité, de cette coexistence passée est une invitation à la modestie puisqu’elle nous remet "à notre juste place dans le vivant." Quitte à chambouler nos croyances. D’ailleurs, peut-on vraiment affirmer que les Néandertaliens ont disparu ? Plus tout à fait : "Ils sont en nous."