Soins de santé
Depuis 2013, l’Appétit des Indigestes, une troupe de théâtre atypique, écrit et joue des pièces qui interrogent les notions de normalité et de folie. Avec, à la clé, des spectacles bluffants de justesse et d’universalité…
Publié le: 15 février 2023
Par: Candice Leblanc
8 min
Photographie: © Pierre Lhoir
Novembre 2022, Centre culturel Jacques Franck, à Saint-Gilles. La salle est comble. Sur scène, une vingtaine de comédiens, debout ou assis sur des chaises, face au public. Des femmes pour la plupart, mais aussi des hommes, de tous âges. La majorité a un parcours psychiatrique, mais pas tous. Ça n’a pas d’importance. Car, pendant une heure, la pièce Elles raconte les femmes. L’éducation, l’enfance, les premières amours, la sexualité, la maternité, le vieillissement… Fragments de vie où s’invitent la tendresse, la joie et la drôlerie, mais aussi, inévitablement, la violence. Violences domestiques, sexuelles, institutionnelles… Violence de la maladie mentale, aussi, qui s’infiltre dans l’existence et y sème désordre et solitude. Tout sonne juste. Car tout est vrai.
Retour en arrière. Comme les cinq premières pièces de l’Appétit des Indigestes, le spectacle Elles est né lors d’ateliers d’écriture. "Les participants se mettent en binôme et je propose une consigne d’écriture, explique Sophie Muselle, metteuse en scène, psychologue et cofondatrice de la compagnie (1). Pendant que l’un ou l’une raconte un souvenir ou partage son ressenti, l’autre prend note en 'je' et le lira devant le groupe. Lors du spectacle, c’est une troisième personne qui jouera l’extrait."
De semaine en semaine, comme les pièces d’un puzzle, les écrits s’assemblent. Au bout de quelques mois, lorsqu’il y a assez de matière, Sophie Muselle synthétise et remanie le tout en ajoutant une dramaturgie, un fil conducteur. Elle présente une première version au groupe, qui est lue, discutée, jouée, travaillée, réécrite. "Ce n’est pas un texte figé, explique Nicole, 78 ans, l’une des comédiennes de la troupe. Sophie tient compte de nos ressentis et de nos demandes. C’est un acte artistique collectif, vivant, très organique !"
Vient un moment où le texte est finalisé et validé par le groupe. À partir de là, il ne bouge plus. Les rôles sont distribués, les répétitions commencent, ainsi que le travail de mise en scène. Il ne s’agit pas de faire un spectacle de patients psychiatriques qu’un public condescendant viendrait voir "pour la bonne cause" ! "Je suis très exigeante quant au travail et à la qualité du jeu théâtral, explique Sophie Muselle. Ce qui m’importe, c’est que les comédiens progressent à cet égard. Nous voulons présenter un théâtre de qualité et susciter chez le public des réflexions sur les notions de folie et de normalité. Certes, je suis psychologue mais dans cette troupe, je n’ai aucun patient : je suis d’abord et avant tout metteuse en scène."
D’ailleurs, l’Appétit des Indigestes n’est pas réservé aux personnes ayant des antécédents psychiatriques ; plusieurs membres n’en ont aucun. "Cette logique de diversité, d’ouverture et d’inclusivité est très importante pour nous. Chaque personne est accueillie telle qu’elle est, avec son vécu, son histoire, sa sensibilité, car tout cela a une potentielle force de jeu qui peut être mise au service du propos. En fait, la seule condition pour nous rejoindre est d’être sensible à notre thématique."
Chaque spectacle explore un pan ou un point de vue de la santé mentale : l’expérience féminine dans Elles, le confinement dans Interstices, le déni (de la maladie) dans Anosognosies, l’institution psychiatrique dans Eux, les parts d’ombre contenues en chaque être humain dans Icare, et qui peuvent conduire au pire… Des expériences individuelles particulières qui, pourtant, ont souvent une portée universelle. Car tout le monde a vécu le confinement dû à la pandémie, subi l’une ou l’autre forme de violence et traversé des périodes de grande vulnérabilité. Ce faisant, l’Appétit des Indigestes pose une question très politique, au sens premier du terme : comment la cité (la société) considère-t-elle ce que d’aucuns nomment la "folie" ? Comment gère-t-elle ce qui est en marge de la normalité ? Et où est la frontière ? Ne sommes-nous pas tous et toutes le fou, la folle de quelqu’un ? Les Indigestes explorent ces questionnements à travers leur propre vécu.
Un nombre croissant d’institutions psychiatriques, de professionnels de la santé mentale et de courants psychologiques prônent et proposent de l’art-thérapie aux patients. C’est-à-dire l’utilisation de l’un ou l’autre processus créatif comme traitement complémentaire de leur trouble. "Ce n’est pas vraiment ce que nous faisons, précise Sophie Muselle. Certes, ce qui était à l’origine un atelier théâtral est né au sein d’un service de santé mentale bruxellois. Mais, très vite, nous avons eu à cœur de le sortir de l’institution afin, justement, de gommer les frontières entre patients et non-patients. Nous ne nous inscrivons dans aucune stratégie thérapeutique stricto sensu ; nous ne sommes pas supervisés par des psychiatres et il n’y a pas d’objectif de traitement. De plus, la psychothérapie ou même l’art-thérapie relèvent de l’intime. Alors que notre compagnie est de l’ordre du collectif, du partageable." Ce qui n’empêche pas le projet d’avoir un indéniable potentiel thérapeutique, à plusieurs niveaux.
Dans son fonctionnement, d’abord. Hors congés scolaires, la troupe se réunit deux fois par semaine. Personne n’est obligé de venir tout le temps. Certains participent de façon irrégulière ou alors seulement aux ateliers d’écriture. Au gré des envies, des évènements de vie ou d’une hospitalisation, d’autres disparaissent parfois pendant un certain temps avant de revenir, quelques semaines ou mois plus tard. Pas grave : tout le monde est le bienvenu, tout le temps. Cette "continuité de présence" est rassurante pour des personnes qui, parfois, sont en perte de repère. "De plus, elle permet d’éviter le blues post-représentation qui, on s’en est vite rendu compte, était une période à risque, explique la metteuse en scène. En effet, après le stress et l’excitation d’avoir joué devant un public, un contrecoup est possible. Ce qui peut se traduire par des décompensations (rechutes) dépressives, anxieuses ou psychotiques. Dès lors, nous ne nous arrêtons jamais ! Après une représentation, dès le mercredi ou le vendredi suivant, on se retrouve, soit pour écrire le prochain spectacle, soit pour répéter les anciens."
La méthodologie de travail a aussi une fonction thérapeutique, ne serait-ce que d’un point de vue préventif. Pour rappel, les récits de violences qui traversent les spectacles ont tous été vécus "pour de vrai". Un partage confrontant, voire difficile. En tant que psychologue, Sophie Muselle veille donc à maintenir un cadre le plus sécurisant possible. "Nous avons une règle : personne ne joue ce qu’il ou elle a vécu ! Car raconter son histoire est rarement facile. Raison pour laquelle nous avons mis au point cette méthodologie particulière pour créer nos spectacles. En effet, c’est la triple distanciation – récit oral par la personne, mise en écriture par son binôme et interprétation par un tiers – qui rend l’intime partageable." Même si ça ne gomme pas toute la difficulté émotionnelle de l’entreprise… "Parfois, même dans la bouche de quelqu’un d’autre, c’est dur d’entendre raconter et répéter ses traumas, confie Clara, 34 ans, l’une des comédiennes. Mais à force, on s’habitue, on fait la paix avec le passé et on finit par le dépasser… Car on n’est pas seul ni à l’avoir vécu ni à devoir l’affronter. Et c’est consolant."
Pour nombre d’Indigestes, peut-être même pour tous, la troupe a eu sur leur vie une influence (très) positive. "Avant, je me sentais seule, j’étais très isolée, poursuit Clara. Quand je suis arrivée dans la troupe, je me suis sentie accueillie comme je suis, sans jugement, sans stigmatisation. J’ai tout de suite adoré les ateliers d’écriture et la grande liberté d’expression qui s’y déploie. Ça m’a libérée ! J’ai réalisé que j’avais plein de choses à raconter, dignes d’être entendues. Et il y a une telle cohésion, une telle solidarité entre nous… c’est devenu une famille." Nicole souligne aussi la bienveillance du groupe et l’impact que cela a eu sur ses relations sociales. "Le temps que j’ai passé dans ce théâtre a métamorphosé ma façon de percevoir les gens. Au début, j’étais très introvertie, j’avais peur des autres et de leurs jugements. La première fois que je suis montée sur scène (un pas énorme pour moi !), même si je ne disais pas grand-chose, je m’attendais à ce que l’on me fasse plein de critiques, comme dans ma famille ou à l’école… Mais on ne m’a rien dit, rien reproché. Je me suis sentie acceptée telle que je suis. Et j’ai rencontré des personnes exceptionnelles, merveilleuses !" Sophie Muselle n’est pas en reste. "Cette compagnie m’apporte et m’apprend beaucoup ! Nous vivons dans un monde très cloisonné : nous avons peu l’occasion de fréquenter et d’échanger avec des personnes qui appréhendent le monde d’une autre façon et perçoivent les choses différemment. L’Appétit des Indigestes permet cette rencontre qui, bien souvent, s’avère transformatrice. Car, quand le regard s’élargit, l’esprit s’ouvre. Et c’est magnifique !"
(1) Sophie Muselle a cofondé la compagnie en 2013 avec Pierre Renaux, comédien et assistant à la mise en scène.
Retrouvez toutes les informations relatives aux pièces de la compagnie sur lappetitdesindigestes.be.