Environnement

Energie : le procès kafkaïen des industries contre l’intérêt public

Le Traité sur la charte de l’énergie permet aux industriels d’attaquer les législations environnementales et sociales des États au nom de leurs intérêts économiques.  Une situation dénoncée par la plateforme pour un commerce juste et durable coordonnée par le CNCD, à laquelle la MC est associée.


 

Publié le: 19 novembre 2021

Mis à jour le: 18 septembre 2024

Par: Sandrine Warsztacki

7 min

Cheminée d'une usine qui pollue

Photo: (c)Adobe Stock

Le Traité sur la charte de l’énergie (TCE) est largement méconnu du grand public. Il occupe peu l’attention médiatique et les négociations en cours entre les 53 États signataires pour le réformer se tiennent à huis clos. "On a juste droit à un petit ordre du jour et la liste des thématiques abordées", regrette Sophie Wintgens, qui suit le dossier pour le Centre national de coopération au développement (CNCD). Pourtant, le TCE risque de devenir un sérieux caillou dans la chaussure des différents gouvernements qui doivent adopter des législations environnementales pour respecter les engagements pris dans le cadre des accords de Paris sur le climat. Plus particulièrement, c’est un petit article, le vingt-sixième sur une liste d’une cinquantaine, qui catalyse toutes les tensions. Cette clause instaure un mécanisme de règlement des différends entre investisseurs et État (ISDS). Soit un tribunal d’arbitrage privé devant lequel une entreprise peut, sans passer par la justice nationale, attaquer un État notamment s’il adopte des mesures sociales ou environnementales contrevenant à ses intérêts financiers. 

Bon nombre des 3.300 traités bilatéraux d’investissements signés à travers le monde contiennent une telle clause d’arbitrage. Au nom de ces accords de libre-échange, l’Australie s’est vu poursuivre pour la neutralité des paquets de cigarettes, l’Égypte pour l’augmentation des salaires minimum, l’Afrique du Sud pour avoir revu la répartition des concessions minières en réparation des injustices de l’Apartheid...  Et même si les entreprises n’obtiennent pas toujours gain de cause, "les montants en jeu sont tellement colossaux que la simple menace d’un recours à l’arbitrage suffit parfois à faire plier les États", commente Sophie Wintgens, chargée de recherche sur le commerce au CNCD. 

Le pire des traités…

Parmi tous ces accords commerciaux, le TCE possède la triste particularité d’être le plus utilisé devant les tribunaux d’arbitrage. Sur le site du Traité, on dénombre 136 litiges connus depuis sa signature en 1998, dont 107 litiges sont enregistrés les dix dernières années. La nécessité de réglementer pour répondre à l’urgence climatique éclaire l’explosion des plaintes. Le "succès" du TCE découle aussi de la manière dont il est rédigé. Plus que d’autres accords, soulignent les experts des ONG, le texte offre un boulevard aux industries. La définition de l’intérêt des entreprises s’étend dans une acception très large. Outre le remboursement des sommes investies, elles peuvent prétendre à une indemnisation sur des bénéfices hypothétiques. La protection s’étend à leurs investisseurs, permettant aux banques et aux fonds de pension de poursuivre. Etc.

En 2009, le géant suédois de l’énergie Vattenfall a réclamé 1,4 milliard d’euros à l’Allemagne pour des normes environnementales imposées à une de ses centrales, forçant le gouvernement local à assouplir ses règles pour protéger la biodiversité. En 2011, le même Vattenfell réclame plus de six milliards d’euros - toujours à l’Allemagne, une somme record dans l’histoire de l’arbitrage, pour sa politique de retrait du nucléaire adoptée après les évènements de Fukushima. En 2019, l’allemand Uniper menace les Pays-Bas à cause d’un projet de loi interdisant les centrales à charbon d’ici 2030…  

Les législations visant à lutter contre la précarité énergétique sont aussi dans le collimateur. En 2007, le franco-belge Electrabel attaque la Hongrie, sans obtenir gain de cause, pour sa politique visant à faire baisser le prix de l’énergie pour les ménages précarisés. "Avec le Covid-19, des entreprises et des cabinets d’avocats envisagent des recours contre des mesures d’urgence, dans les pays où il a pu y avoir des suspensions de factures d’électricité", pointe l’eurodéputée Manon Aubry (gauche unitaire européenne) citée dans les colonnes du quotidien français Le Monde. Une inquiétude partagée chez nous par l’ONG Entraide et Fraternité qui estime, dans une analyse co-signée avec le Réseau wallon pour l’accès à l’énergie durable, que le TCE contribue à expliquer "probablement pourquoi le gouvernement wallon, cible de pressions, mais aussi de menaces de recours de la part des fournisseurs privés, semble si difficilement tenir le cap de la protection des consommateurs en difficulté". 

Permis de polluer

Le Traité ne prévoit pas d’obligation de transparence. Selon les estimations de Corporate Europe Observatory (CEO) et Transational Instute (TNI), les indemnités totales versées aux industriels et à leurs investisseurs représenteraient au moins 52 milliards de dollars : "Une somme supérieure aux investissements nécessaires chaque année pour approvisionner en énergie toutes les personnes de la planète qui en sont privées", écrivent les deux ONG dans leur rapport.   

Comment en est-on arrivé à un arrangement si ubuesque ? Pour le comprendre, il faut se replonger dans la société postcoloniale des années 70, explique Marc Maes, chargé de recherche au CNCD. Les pays du Nord veulent protéger leurs entreprises des nationalisations. L’arbitrage apparaît pour une première fois dans un traité bilatéral conclu entre l’Allemagne et le Pakistan, puis dans un accord entre les Pays-Bas et l’Indonésie en 1968, dans un rapport de force à l’époque qui permet difficilement au Sud de refuser. "En signant, les États ont promis d’avance et sans connaître ni l’investissement, ni l’investisseur, ni le conflit, d’accepter n’importe quelle demande d’arbitrage et de se soumettre à la décision sans appel! C’est du jamais vu et cela consiste une atteinte aux droits des États à gouverner", s’étrangle Marc Maes. La suite de l’histoire lui donne malheureusement raison. "À partir des années 80, on assiste à un changement: les clauses d’arbitrage sont de moins en moins utilisées pour des litiges particuliers et de plus en plus pour attaquer des politiques de façon générale". 

Adopté moins d’une décennie après la fin de la Guerre froide, le TCE visait initialement à sécuriser l’approvisionnement énergétique de l’Europe et les investissements réalisés par les multinationales dans les pays de l’Est. Aujourd’hui, cette arme juridique sert à des industries d’Asie centrale pour protéger leurs intérêts dans les énergies fossiles. "Par ailleurs, la majorité des plaintes arbitrées concerne des litiges qui opposent des acteurs européens entre eux", commente Sophie Wintgens pour souligner l’absurdité de la situation.  

Le recours à l’arbitrage est aussi encouragé par l'existence d’une poignée de bureaux d’avocats spécialisés dans ce business, dénonce Marc Maes. Dans le cadre d’une procédure ISDS, chaque partie désigne deux arbitres (des avocats d’affaires privés) ainsi que, de façon conjointe, un président : "La situation est formidable pour ces bureaux, ils peuvent fournir tous les arbitres et une armée d’avocats aux parties pour se défendre. En tant qu’experts, ils conseillent les États dans la rédaction des traités qu’ils seront amenés à interpréter eux-mêmes. En tant qu’enseignants, ils forment des générations entières d’étudiants en droit aux arcanes de ce système et contribuent à le légitimer. C’est une véritable toile d’araignée. Dans certains dossiers, on a vu que les arbitres peuvent prendre une jurisprudence favorable pour un cas plaidé par leur bureau dans une autre affaire". 

Un casse-tête juridique

Les négociations qui se sont ouvertes début juin pour reformer le Traité se heurtent déjà à de sérieuses complications. Toute réforme doit être adoptée à l’unanimité et le Japon s’oppose à ce que l’article sur la clause d’arbitrage ne fasse même l’objet d’une discussion. "La réforme risque d’être vraiment très cosmétique", déplore Sophie Wintgens. Dans le cadre du Green deal, l’Europe ambitionne d’atteindre la neutralité carbone d’ici 2050. Coincée dans sa stratégie pour lutter contre le réchauffement climatique par cette scorie juridique, la Commission tente de sauver les meubles en faisant introduire une clause qui exempterait les législations climatiques de poursuites judiciaires. Un moindre mal.

Devant pareil casse-tête, la solution ne serait-elle pas tout bonnement de quitter le TCE ? La France, l’Espagne, le Luxembourg et l’Autriche y sont favorables. Mais, une fois de plus, il y a un hic. En cas de sortie, le Traité continue à s’appliquer pendant deux décennies... L’Italie, deuxième pays à être sorti du Traité après la Russie, en a fait l’expérience amère. En 2017, à peine un an après son retrait, elle est attaquée par la compagnie britannique Rockhopper pour avoir refusé un forage pétrolier sur la côte adriatique afin de préserver la pêche et le tourisme. "La clause de survie est souvent évoquée pour justifier qu’on ne fasse rien pour quitter le Traité. Sortir implique aussi une série de considérations en termes d’approvisionnement énergétique et d’emplois qu’il faut prendre en considération. Mais à nos yeux, c’est justement pour toutes ces raisons qu’il faut anticiper la sortie pour préparer de façon coordonnée à l’échelle européenne les enjeux énergétiques et sociaux. Si chaque État mettait dès aujourd’hui ses meilleurs juristes sur le coup, nous pourrions trouver des solutions", plaide Sophie Wintgens en bonne avocate de l’intérêt collectif.