Consommation
Et si nous laissions la nature reprendre ses droits dans nos jardins et lieux publics ? Eric Lenoir, paysagiste français et auteur du livre "Le grand traité du jardin punk" propose une approche non-conventionnelle du jardinage, économique et surtout écologique !
Publié le: 19 juin 2023
Par: Soraya Soussi
7 min
Photo: © AdobeStock
"J'avais pour habitude de tondre régulièrement ma pelouse. Je ne mesurais pas les dégâts que je causais en voulant garder mon jardin 'impeccable'". Luc, 63 ans, a toujours suivi les règles strictes du jardinage : tondre à ras, suivre les modèles géométriques des jardins à la française... Jusqu’à ce qu’il opère sa révolution en lisant le journal communal : "Il y a quelques années, j’ai pris conscience du privilège d'avoir un jardin en ville et de la responsabilité que cela implique pour la biodiversité. Je ne savais pas que j’éliminais plein d’espèces animales en tondant au mauvais moment et régulièrement. J'ai (un peu) lâché prise et j'ai laissé une partie de mon jardin 'sauvage'." Bref, il a (un peu, là aussi) laissé la nature reprendre ses droits. Ce qui semble, pour l’être humain que nous sommes, contre-nature...
Les premiers jardins datent de l'Antiquité. Suivant les époques, ils ont rempli diverses fonctions : nourrir, rassembler, embellir. (2) Et protéger, ajoute Eric Lenoir : "On a édifié des clôtures, des haies, des murs pour empêcher les bêtes sauvages et les personnes indésirables de venir piller ce qui s'y trouvait, pour protéger cette zone enclose du vent, du froid, d'un soleil trop puissant ou des regards..." Des mythiques jardins suspendus de Babylone aux jardins de Versailles jusqu'aux jardins contemporains, ces espaces verts ont traduit les tendances culturelles et intellectuelles du moment. Certaines sont passées, d’autres ont évolué. Mais force est de constater que nous sommes façonnés par l’héritage de codes sociaux et ce, jus que dans nos jardins !
Depuis sa sédentarité, l'humain a donc apprivoisé, pour ne pas dire "dominé" la nature. Grâce notamment aux techniques d'irrigation inventées en Asie centrale, il sélectionne et cultive les plus belles plantes, les plus utiles, les plus belles fleurs pour les organiser selon des plans et schémas précis. Eric Lenoir prévient : "De cette artificialisation du milieu naturel à des fins fonctionnelles ou d'agrément sont nés de nombreux atavismes qui sont devenus des automatismes à mesure que l'accès à la propriété s'est développé." Ce qui a engendré une déconnection de l’humain avec la nature jusqu’à, parfois, inconsciemment la détruire.
Le paysagiste offre une définition claire et simple de son jardin punk : "pas cher à faire, facile à faire, rapide à faire, facile à entretenir (autonome dans la mesure du possible), pas cher à entretenir, résistant aux agressions, non nuisible, écologiquement intéressant, plus beau que l'existant". Tout est dit ou presque. L’auteur développe des conseils, astuces, techniques pour rendre un espace vert privé, collectif ou public plus écologique, en tenant compte du site, de son usage et de l'équilibre végétal. Car il convient aussi d’identifier les nuisibles et plantes invasives en fonction de l’environnement dans lequel ils se trouvent. S’il est impossible de présenter un mode d’emploi tout fait pour rendre son jardin plus durable – car chaque espace possède ses spécificités – une première démarche primordiale peut être effectuée pour évaluer le potentiel du site : ne rien faire ! Ou plutôt simplement observer la nature pour la comprendre. Quel type de végétation pousse naturellement à tel endroit ? Quelle faune y vit ? Quelle zone de l'espace est ensoleillée ou au contraire, à l'ombre ? Comment évolue la végétation au fil des saisons ?
Dans une société où la productivité est une valeur maîtresse, "observer" devient dès lors un acte de rébellion pour Eric Lenoir. Il invite à "reconsidérer le désordre" : "Chaque plante a un système racinaire complémentaire, une végétation qui profitera de ses voisines à un moment, puis leur bénéficiera à d'autres périodes de son cycle", rappelle le jardinier. Et d'ajouter, par exemple, que les mauvaises herbes n'existent pas ! "Il y a juste des plantes qui poussent parfois là où on préfèrerait qu'elles ne soient pas." Or, elles peuvent dans certaines situations ou conditions remplir des rôles fondamentaux : "Gaillet, graminées diverses ou épervières ombragent et travaillent le sol, cassent le vent, et piègent le peu d'humidité aérienne pour rafraîchir l'atmosphère ou précipiter la rosée". Certaines "mauvaises herbes" comme la benoite commune (voir encadré) produisent du nectar qui attirent les insectes pollinisateurs.
En lâchant du lest sur l’entretien, la satisfaction n’en sera que plus grande : "Depuis que j'ai laissé une partie de mon jardin 'sauvage', j'observe une plus grande variété d'espèces de fleurs, de plantes, plus d'oiseaux, plus de papillons et autres insectes pollinisateurs. Je n'ai plus envie d'entretenir mon jardin uniquement 'pour les voisins' ou mon confort personnel", confirme Luc
Fatiguée de voir du béton partout, l'artiste Liz Christy avait lancé, dans les années 70, le mouvement du "guerrilla gardening" : piratage de terrains vagues et espaces urbains délaissés, lancement de bombes de graines sous forme de boules de terre dans des lieux inaccessibles et dépourvus de végétation... Depuis lors, le mouvement a évolué vers des formes diverses d'espaces verts en milieu urbain comme des jardins et potagers collectifs, des décorations pirates de mobiliers et accessoires urbains, etc. Pas besoin d'avoir un jardin pour ensauvager les espaces verts autour de nous.
De nombreuses communes belges ont pris le pli de laisser davantage la nature reprendre ses droits dans les lieux publics : sur les grandes avenues, dans les parcs, on voit fleurir une végétation "sauvage". Les pelouses d'ordinaires tondues à ras font place aux hautes herbes les transformant en petites prairies, etc. Balcons, façades, trottoirs... sont aujourd'hui de plus en plus végétalisés sous l'impulsion des citadins, encouragés par les pouvoirs publics. Certaines communes, accompagnées d'associations actives dans la préservation de l'environnement et de la biodiversité, encouragent les citoyens et citoyennes à participer à la végétalisation des quartiers à travers divers projets comme à Bruxelles par exemple, avec "Inspirons le quartier" qui permet aux riverains de monter un projet – dans ce cas-ci en faveur de la biodiversité – grâce à des financements, des outils et un accompagnement. (3) "À force de chercher la nature, on finit par latrouver", martèle Eric Lenoir. En empruntant la voie du "jardinage sauvage", le paysagiste et d’autres acteurs et actrices sensibles à l’environnement posent un autre regard sur les plantes qui nous entourent pour préserver une biodiversité fragile et retrouver un rapport plus harmonieux à la nature.
(1) "Le grand traité du jardin punk" • E.Lenoir • Éditions Terre vivante • 255 pp. • 25 €
Bruxelles Environnement, Natagora et le Centre d'écologie urbaine ont publié un petit guide sur la végétation qui pousse entre les pavés des trottoirs. L'enjeu est de sensibiliser les citoyens à changer leur regard sur des plantes qualifiées de "mauvaises herbes" pour réduire l'usage des pesticides. Exemples :
De la famille des pissenlits, cette plante se compose d’un ensemble de petites fleurs blanches. Comestible, elle est surtout connue pour son feuillage aux vertus cicatrisantes. Au potager, elle sera une alliée de taille grâce à son odeur âcre qui repousse les prédateurs mais attire les pollinisateurs.
Petite fleur jaune qui pousse notamment sur les trottoirs. Elle possède des vertus culinaires : en tisane, elle est calmante et digestive. Mâcher un bout de la racine, au goût de clou de girofle, soulagerait les maux de dents.
Contrairement à ce que l’on pense, le lierre n’a pas d’effet négatif sur l’arbre auquel il s’accroche, sauf si l’arbre est déjà malade. Il lui procurerait même un engrais naturel. Quant aux façades qu’il colonise, elles sont globalement protégées des intempéries et profitent d’une isolation thermique naturelle. Attention toutefois à ne pas le laisser atteindre le toit, où il peut causer des dégâts ! On peut l’utiliser comme insecticide naturel une fois fermenté et comme répulsif contre les limaces. À partir des feuilles, on peut faire du savon naturel et de la lessive. De plus, le lierre constitue un excellent couvre-sol facile àcultiver et qui reste vert toute l’année.
Les boutons, les fleurs et les jeunes fruits de cette plante comestible ont un très bon goût (entre la moutarde et l’ail). Les jeunes pousses sont excellentes en salade et les feuilles plus âgées se mangent comme légumes cuits. La plante est aussi délicieuse en pesto. De nombreuses plantes ne peuvent assimiler le phosphore. Le diplotaxis va donc s’en nourrir et l’extraire du sol. Ce qui permettra tout de même aux autres plantes de bénéficier de cet engrais précieux et naturel. Ses racines pivotantes vont aussi décompacter le sol et permettre à d’autres espèces de s’y installer.