Droits du patient
Reflet de son époque, la photographie de famille s’est affranchie d’une série de normes. Elle n’en obéit pas moins à de nouveaux codes, dont celui d’afficher sa réussite affective.
Publié le: 17 novembre 2023
Par: Sandrine Warsztacki
6 min
Photo © AdobeStock: Les photos révèlent mieux que les longs discours combien la famille s’est transformé.
Le regard solennel, presque dur, elle pose une main gantée de blanc sur l’épaule de son époux. Dans le studio, le photographe a fait asseoir le patriarche sur une chaise richement sculptée. Les enfants, peignés avec soin et vêtus de costumes sombres, encadrent le couple parental. Surtout, personne ne sourit... Nous avons toutes et tous en tête ces images sépia d’aïeux endimanchés, prises vers les années 30. Peut-être avons-nous même la chance d'en posséder quelques-unes, précieusement rangées dans un album. "Aux origines étaient raideur et fierté, la famille est une institution et elle se donne à voir. La photo sanctionne la réussite, une harmonie entre soi et la société", commente Emmanuel Gratton, psychologue, sociologue et co-auteur de "Photographie de familles contemporaines". Des photos bien différentes des clichés joyeusement bordéliques qui s’affichent désormais sur les écrans de nos smartphones et les portes de nos frigos : des bambins qui se roulent dans le sable, papy et mamy en cuistax, la bouille du petit dernier toute barbouillée de glace…
De la "photo pose" à la "photo mouvement", l'arrivée du numérique a joué un rôle considérable dans cette évolution. La pellicule n'est plus comptée. La photographie s'est démocratisée. Tout le monde peut jouer au photographe amateur, même les enfants qui apprennent parfois plus vite que leurs aînés à utiliser l'app' caméra du téléphone… À l'image de la société, la cadence des photographies s'est accélérée. Elle n'est plus un acte mûrement réfléchi, réservé aux grandes occasions. Elle est entrée dans nos vies intimes, qu'elle documente de manière quasi compulsive.
Au-delà des mutations technologiques, "les photos révèlent mieux que les longs discours combien la famille s’est transformée", relève le sociologue Jean-Pierre Kaufman dans "Un siècle de photos de familles". Jadis les photos obéissaient à des mises en scène codifiées : les femmes aux côtés de leur mari, les enfants sagement positionnés autour des parents, les aînés au milieu, les aïeux veillant sur tout ce petit monde en arrière-plan...
La photo contemporaine révèle des relations plus horizontales, analyse Emmanuel Gratton : "On assiste à une égalisation des relations au sein des familles, entre les enfants et les parents, entre les multiples générations, entre les hommes et les femmes, même si le modèle de l'autorité paternelle et de l'amour maternel perdure." Et, si les mères semblent moins présentes sur les clichés d'aujourd'hui, poursuit le sociologue, c’est en grande partie parce qu'elles sont passées de l’autre côté de l’objectif. "Avant, c'était souvent le rôle des pères de prendre les photos et celui des mères de les ranger, les trier et faire les albums. Cette répartition ne se retrouve plus chez les plus jeunes générations de manière si marquée."
Un autre changement significatif, c'est la place centrale que les enfants occupent désormais sur l'image. Le néologisme anglais sharenting, contraction de share (partager) et de parenting (parentalité), forgé pour désigner la tendance de certains parents d'exposer leurs chérubins à tout bout de champ sur les réseaux sociaux illustre bien la tendance. "La famille ne vénère plus ses ancêtres, mais adore ses enfants, résume Emmanuel Gratton. Plus largement, la place de l'enfant a considérablement évolué dans notre société, il n'est plus considéré comme un adulte en devenir, ni même une petite personne, mais un acteur à part entière."
Emmanuel Gratton
Familles monoparentales, familles recomposées, familles homoparentales… la sociologie définit les familles d'aujourd'hui par leurs configurations. "Mais à l'intérieur de chacune de ces familles, il y a des situations très diverses. Deux familles avec des configurations différentes peuvent parfois avoir plus en commun que des familles de la même 'configuration'", observe Emmanuel Gratton. Pour le sociologue, c'est davantage l'individu que la société qui définit désormais ce qui fait famille. "Avant on héritait d'un album qui représentait le patrimoine familial. Aujourd'hui chacun compose en quelques sortes son petit album avec les liens qui sont significatifs de ce qu'est la famille à ses yeux."
La photo est une manière de se raconter. L’objectif n’est plus de se conformer à une norme, mais au contraire de s'en émanciper. À l'heure du partage numérique, elle devient également une manière d'alimenter nos relations avec nos proches. Envoyer une photo, c'est aussi une façon de s'enquérir de l'autre, de donner des nouvelles, de rassurer, de rassembler, de converser... Au passage, la photographie se fait plus éphémère. Si les albums de famille et les tirages encadrés figurent encore en bonne position sur les rayons de nos étagères, une immense partie des photos que nous prenons n'aura d'autre destin, passé le moment fugace du partage sur les réseaux sociaux, que de finir dans l'obscurité d'un disque dur ou le cloud d'un serveur dématérialisé. La photo aurait-elle perdu sa vocation à immortaliser ? "Conserver, c'est une manière d'inscrire l'ordre des générations dans le temps. La photo aujourd'hui s'inscrit davantage dans le temps présent. Ce rapport au temps est influencé par la technologie, comme par l’évolution des liens familiaux. "
Emmanuel Gratton
Plus libre au premier regard, la photo de famille contemporaine n'en obéit pas moins à des nouveaux codes. En atteste la multitude de conseils que l'on peut trouver sur internet pour prendre les plus beaux selfies. Bonheurs pris sur le vif, instantanés d’une complicité partagée, petites joies du quotidien soigneusement sélectionnées pour être partagées à des cercles choisis... De la réussite sociale, la focale s'est déplacée vers la réussite affective : "Le nouveau mythe est celui de la famille heureuse en toutes circonstances davantage que celui de la famille en ordre."
Mais que la photo soit en couleur ou en noir et blanc, la famille ne peut évidemment pas se résumer à ces images trop lisses. Ainsi, certains thérapeutes utilisent la photographie comme un outil innovant dans leur travail d’analyse, que ce soit dans le cadre d’une relation thérapeutique individuelle ou de groupes de parole. Véritables archives sentimentales, elles agissent alors comme le révélateur d’un inconscient familial : la position ou la distance entre les personnages, l’omniprésence ou l’absence systématique d'un membre de la famille, les regards qui s’échangent, les secrets qui s'y trament en filigrane, les photos que l’on cache, celles qui sont devenues trop douloureuses à regarder... De l’art de faire parler l’image au-delà des clichés.