Soins de santé
Entre 9 et 15 % de la population mondiale est gauchère. Cette minorité a dû s'adapter à un monde conçu pour les droitiers. Une discrimination créée par les religions, les croyances et les habitudes… Pourtant, on nait gaucher ou droitier, ce n'est pas un choix.
Publié le: 07 juin 2023
Par: Sandrine Cosentino
6 min
Photo: ©AdobeStock
Lors de son premier cours de broderie de l'année, une enseignante expose le programme à ses élèves et les travaux pratiques à réaliser. Une jeune fille, inquiète, l'interpelle : "Il va être difficile pour moi d'effectuer tout ça, je suis gauchère !" L'enseignante, elle-même gauchère, l'a très vite rassurée sur ses capacités et la manière dont elle lui montrera les gestes techniques. Mais cette histoire illustre le manque de confiance en soi ressenti par les gauchers.
Même si, dans la majorité des pays, on n'interdit plus aujourd'hui à un enfant de se servir de sa main gauche, des expressions courantes sèment encore le trouble dans le quotidien des gauchers. "Avoir deux mains gauches" signifie être maladroit. Parce qu’ils sont confrontés quotidiennement à des objets conçus pour les droitiers, les gauchers doivent pourtant se montrer souvent plus habiles que les autres... On parlait autrefois de faire un mariage de la main gauche : la mariée étant de rang inférieur à celui de son époux. Se lever du pied gauche ou être d'humeur sinistre (du latin sinister : du côté gauche) sont d'autres exemples révélateurs d'une approche linguistique en faveur du côté droit.
Gaucher lui-même, Pierre-Michel Bertrand, docteur en histoire de l'art, est le spécialiste français de la question gauchère sous ses aspects historique et sociétal. Son livre "Histoire des gauchers, des gens à l'envers" dévoile comment, selon les époques, les gauchers ont rencontré tantôt de l'hostilité et tantôt de la tolérance voire de l'estime. Dès l'Antiquité, les gauchers ont suscité la curiosité. Le Moyen Âge a été plutôt tolérant avec eux. À la Renaissance, les bonnes manières, notamment à table, règnent en maitre. Ne pas utiliser la main droite signifie être mal éduqué. "Mais c'est dans les années comprises depuis le dernier tiers du 19e siècle jusqu'à la Première Guerre mondiale que se sont écrites les pages les plus sombres de l'histoire des gauchers, relate l'historien. (…) À cette époque, on assiste à une radicalisation très nette des discours. Les gauchers sont plus ou moins perçus comme des sous-hommes." Mais le retour, à la fin de la guerre, de soldats amputés d'un bras (souvent le droit) a bouleversé les valeurs traditionnelles pour remettre les gauchers à l'honneur.
Dans son "Nouveau dictionnaire des gauchers", Pierre-Michel Bertrand n'est pas tendre avec la religion : "La Bible est en grande partie responsable de la sénestrophobie (ou sinistrophobie, peur de la gauche - NDLR) dont nos sociétés judéo-chrétiennes ont toujours fait preuve. Non seulement la puissance divine s'y manifeste de manière essentiellement droitière mais il y est à diverses reprises admis que la droite symbolise la sphère sacrée et honorable, tandis que la gauche incarne le monde profane, indigne, sinon infernal, et qu'elle doit à ce titre être méprisée par les croyants." On y apprend aussi que l'Australie est le premier pays à avoir levé l'interdit de la main gauche dans les écoles, au tout début du 20e siècle, une vingtaine d'années avant les États-Unis et un demi-siècle avant l'Europe.
Plusieurs auteurs et intellectuels ont pourtant défendus les gauchers au cours des siècles. Un célèbre texte de la fin du 18e siècle de l'Américain Benjamin Franklin met en exergue, avec une pointe d'humour, l'injustice réservée à cette minorité (Pétition de la main gauche, à ceux qui sont chargés d'élever des enfants) : "Je m'adresse à tous les amis de la jeunesse, et je les conjure de jeter un regard de compassion sur ma malheureuse destinée, afin qu'ils daignent écarter les préjugés dont je suis victime. Nous sommes deux soeurs jumelles. (…) Cependant, la partialité de nos parents met entre nous la distinction la plus injurieuse. Dès mon enfance, on m'a appris à considérer ma soeur comme un être d'un rang au-dessus du mien. On m'a laissé grandir sans me donner la moindre instruction, tandis que rien n'a été épargné pour la bien élever. Elle avait des maîtres qui lui apprenaient à écrire, à dessiner, à jouer des instruments. Mais si par hasard je touchais un crayon, une plume, une aiguille, j'étais aussitôt cruellement grondée. (…) Votre obéissante servante, La Main Gauche".
Être gaucher a aussi quelques avantages. Dans "Le grand livre de la main", on apprend que les gauchers seraient plus créatifs et auraient une meilleure perception dans l'espace. Leur plus gros atout est l'effet de surprise : dans les châteaux médiévaux par exemple, les escaliers tournent généralement vers la droite, afin de rendre l'attaque plus difficile pour les agresseurs (majoritairement droitiers) et faciliter la défense par l'occupant. Mais avec un assaillant gaucher, l'avantage est inversé.
Psychologue scolaire, Vera Kovarsky, d'origine lettone, mènera un combat acharné en France dès 1937 pour laisser les enfants se servir de la main gauche. Elle soutient que "la gaucherie ne se corrige pas plus que la droiterie." Dans une interview accordée au Figaro, Pierre-Michel Bertrand est tout aussi catégorique : "On ne devient pas gaucher, on naît gaucher. Il y a une part génétique indéniable, même si elle reste à déterminer. La question de l'origine de la gaucherie est sujette à débat."
Rassemblant une mine d'informations scientifiques, ludiques et historiques, "Le grand livre de la main" célèbre la main sous tous ses aspects : son anatomie, son évolution, ce qu'elle révèle de chacun de nous, ce qu'elle symbolise selon les cultures… Les auteurs tchèques ont fait de ce sujet insolite un ouvrage passionnant, accessible et inclusif.
Le grand livre de la main • Magda Gargulakova et Vitezslav Mecner • Casterman • 2023 • Dès 7 ans • 80 p. • 16,95 €