Familles

Stressé par son rôle de parent

Si les recherches et la presse mettent souvent en avant le burnout parental, la prévention est tout aussi importante. Les psychologues et chercheuses à l'UCLouvain, Moïra Mikolajczak et Isabelle Roskam se sont intéressées à ces parents "sur le fil" et proposent plusieurs outils pour ramener du plaisir dans son implication parentale au quotidien. Elles répondent aux questions d’En Marche.

Publié le: 19 décembre 2022

Mis à jour le: 13 septembre 2024

Par: Sandrine Cosentino

13 min

Un homme portant un bébé dans les bras

Photographie: ©AdobeStock

Moïra Mikolajczak et Isabelle Roskam sont des pionnières dans les recherches autour du burnout parental en Belgique. Quand elles ont commencé leurs travaux en 2015, le milieu scientifique ne s'était que très peu intéressé à l'épuisement des adultes dans leur rôle de parents. Pourtant, elles constatent une forte prévalence (représente le nombre de personnes atteintes par une maladie particulière à un instant donné) de ce phénomène et se passionnent pour le sujet. Aujourd'hui, elles veulent aider les parents avant qu'ils n'entrent dans cette phase de burnout.

En Marche : Dire qu’on ne va pas bien en tant que parent reste encore un sujet tabou…

Moïra Mikolajczak : Oui. Le discours prédominant met l’accent sur les éléments les plus positifs de la parentalité. Mais il est possible d’être à la fois émerveillé par ses enfants, les aimer de tout son cœur, être heureux d’être parent et être complètement épuisé.

Isabelle Roskam : Petit à petit, il y a une levée du tabou mais cela reste tout de même honteux de dire qu’on n'en peut plus de ses enfants. En général, les parents se laissent aller très loin avant de demander de l’aide.

EM : Vous avez commencé par travailler sur le burnout parental avant de vous intéresser à la prévention du burnout. Pourquoi avoir choisi cette thématique ?

IR : En 2015, j’ai initié un séminaire avec des doctorants et des chercheurs sur des questions liées à la parentalité. Moïra et moi nous sommes rencontrées à cette occasion.

MM : À cette époque, dans ma parentalité, je vivais trop de stress et j’avais l’impression d’être en burnout mais plutôt parental et pas du tout professionnel. Avec Isabelle, nous nous sommes rendues compte qu’il n’y avait que trois recherches sur des parents d’enfants gravement malades. Comme s’il fallait avoir un enfant gravement malade pour être en burnout parental. Nous avions l’intuition que ce n’était pas le cas.

IR : Dans mes observations cliniques au centre de consultation d’accompagnement à la parentalité, je voyais aussi une évolution des demandes. Pendant 10 ans en tant que psychologue clinicienne à Saint Luc en pédiatrie, j’étais habituée aux demandes de parents inquiets pour un ou plusieurs de leurs enfants. Mais depuis peu, nous recevions des parents inquiets pour eux-mêmes en tant que parents.

MM : Nous nous sommes rendues compte qu’il y avait beaucoup plus de personnes touchées que ce qu’on pensait. Finalement, nous avons chacune laissé tomber nos domaines de recherche précédents pour mettre notre énergie sur ce sujet. Et progressivement, d’autres pays nous ont rejoint. Nous avons aujourd’hui un consortium d’une cinquantaine de pays, rassemblant plus d’une centaine de chercheurs dans le monde.

IR : Dès la première récolte de données en 2018, 42 pays nous ont rejoint. Nous avons analysé des données sur 17.000 parents dans le monde. Être parent est très universel, c’est la reproduction de notre espèce… Cela nous a permis d’explorer la prévalence du phénomène dans différentes cultures et elle est très différente en fonction des pays. Le poids de la culture et le fonctionnement de la société jouent un rôle important dans l’apparition du burnout parental. La Belgique fait partie des pays qui ont le plus de personnes touchées par ce phénomène.

EM : Comment le rôle de parent a-t-il évolué par rapport aux générations précédentes ?

MM : De plein de manières ! Les parents sont hyper préoccupés du moindre risque, ils ne tolèrent plus l’incertitude et cela engendre des inquiétudes.

IR : Aujourd’hui, dans la plupart des ménages, les deux parents travaillent. Cela n’a pas seulement impacté la journée de la femme. Le rôle des hommes a également changé. Aujourd’hui, un couple est amené à élever les enfants à deux alors qu’avant, c’était exclusivement réservé à la femme. La coparentalité est une préoccupation très contemporaine. Cela amène son lot de questions, dont on ne se préoccupait pas avant : comment se mettre d’accord sur les valeurs à transmettre, à la façon de s’adresser à l’enfant, etc. ? Lorsque tout se passe bien, cela génère du soutien. Mais si ce n’est pas le cas, cela engendre des conflits !

IR : L’individualisme a beaucoup de conséquences, mais l’une d’elles est qu’il nous met devant des injonctions contradictoires. S’occuper d’un enfant, c’est faire passer les besoins de quelqu’un d’autre avant les siens et de façon drastique. Lorsque les parents prennent soins d’eux, ils culpabilisent de ne pas exercer leur rôle parental. Quand ils sont tout le temps avec les enfants, ils ont l’impression de ne jamais prendre de temps pour eux.

IR : Le statut de l’enfant a également évolué. Au cours du 20e siècle, apparait une montée de la protection mais aussi de l’optimisation du développement de l’enfant au niveau intellectuel, émotionnel, social, physique… Le point culminant est la déclaration des Droits de l’enfant en 1989. Cette déclaration va définir les devoirs des parents dans l’intérêt supérieur de l’enfant et les États sont alors chargés de monitorer les parents. Des pratiques considérées comme normales il y a encore une génération peuvent être considérées aujourd’hui comme violentes, négligentes ou maltraitantes. Le monitoring social est également plus présent qu’avant, cela ajoute une pression sur les épaules des parents. Ces injonctions peuvent arriver via des campagnes, des pub, des articles de journaux…

Faire croire aux parents qu’ils portent la responsabilité de tout ce qui va arriver à l’enfant aujourd’hui et demain, c’est faux.

Isabelle Roskam

EM : Dans quelle mesure les discours dans les publicités, sur les réseaux sociaux… nous trompent sur notre vision du rôle de parent ?

IR : Les posts sur les réseaux sociaux n’ont l’air de rien mais ils véhiculent des tas de fausses idées. Par exemple, le déterminisme parental : on pense, dans l’équation du développement de l’enfant, que la parentalité occupe la majeure partie. Pourtant, il s’agit d’une équation très complexe. L’enfant est le résultat de son tempérament, de ses parents, de l’influence de ses copains et des écoles, de ses apprentissages, de son autodétermination et beaucoup de ses gènes. La parentalité est un poids parmi d’autre, parfois moins important que d’autres facteurs. Cela ne veut pas dire que les parents n’ont pas d’effets. Mais faire croire aux parents qu’ils portent la responsabilité de tout ce qui va arriver à l’enfant aujourd’hui et demain, c’est faux.

IR : Une autre fausse croyance très répandue : la parentalité positive est une recette universelle et grâce à elle, tout se passera bien avec les enfants. D’abord, il n’y a pas de recette universelle. Vous êtes le parent que vous pouvez, avec les enfants que vous avez. Il s’agit d’une rencontre toujours particulière entre deux êtres ayant chacun leur histoire de vie, leur tempérament, leurs gènes… Parfois les relations fonctionnent bien, parfois moins bien en fonction de la personnalité de chacun. La parentalité positive va fonctionner avec certains enfants et avec d’autres personnalités, pas du tout.

MM : Donald Winnicott, pédiatre et psychanalyste anglais, disait : "Ce qui est important, c’est d’être un parent suffisamment bon." Essayer d’être parfait est toxique pour ses enfants. D’abord, cela crée la norme de perfection et cela voudrait dire que l’enfant lui-même doit être parfait. Ensuite, les enfants construisent leur résilience sur les difficultés.

IR : Un autre exemple est le déterminisme de la petite enfance : on essaie de nous faire croire que si on fait une erreur dans les deux premières années de la vie de l’enfant, c’est la catastrophe. De nouveau, les deux premières années ont de l’importance et cela va déterminer beaucoup de choses mais dire que votre destin est scellé par ce qu’il va se passer dans les x premiers jours de votre vie, c’est exagéré.

MM : Une dame nous a écrit pendant la pandémie, c’est une femme de médecin. Elle disait : "si un jour, on m’avait dit que j’allais vous écrire, je n’y aurais pas cru. Quand je voyais toutes ces histoires sur le burnout parental, cela me faisait un peu rire. Je me disais que c’était des parents faibles. Mais je vous écris aujourd’hui. J’avais 4 enfants avant la pandémie et tout se passait bien…" Le couple décide d’avoir un 5e enfant et il nait juste avant la pandémie, avec des problèmes de reflux majeurs. Aucun des 4 autres n'avait ce problème. Cet enfant pleure tout le temps. Le seul moment où il ne pleure pas, c’est quand elle le porte à bras. Le mari, avant très aidant et très disponible, n’est plus là du tout à cause de la pandémie. Elle se retrouve seule à la maison avec 5 enfants. Elle a de moins en moins d'énergie pour s'occuper des ainés car son attention est focalisée sur le bébé. Les 4 autres deviennent de plus en plus difficiles. En un an, sa vie a changé du tout au tout : d’une maman hyper épanouie avec 4 enfants, qui décide d’en avoir un 5e, soutenue par son mari, elle voit sa vie devenir un enfer. Vous allez dire : "c’est à cause de la pandémie…" Mais le mari aurait pu être muté, avoir une promotion… Cela aurait pu se passer avec un de ses 4 enfants qui aurait eu un accident grave avec un traumatisme crânien et qui doit être hospitalisé. Notre situation peut changer en quelques semaines et les gens ne s’en rendent pas toujours compte. Quand un stresseur s’ajoute, on se dit "je vais tenir" mais on n’a pas le réflexe de se dire "si un stresseur s’ajoute, je vais mettre en place de nouvelles ressources ou j’enlève d’autres stresseurs".

MM : Enfin, il est important de rappeler que les parents ne doivent pas satisfaire en permanence à tous les besoins de leurs enfants. D’une part car c’est impossible. Et d’autre part parce que si tous les besoins sont satisfaits, il n’y a plus d’élan vital. Cet élan est défini par le désir et le désir est défini par le manque. Les parents se mettent beaucoup de pression à penser qu’ils doivent répondre à tout, mais c’est faux !

EM : Est-ce qu’être parent est le métier le plus difficile du monde ?

IR : Le plus difficile, je ne sais pas mais c’est un métier difficile, qui est devenu un vrai challenge. Pendant des siècles, les gens étaient juste parents par reproduction biologique, de façon très intuitive, sans se poser beaucoup de questions.

EM : Quels sont les signes qui montrent qu’un parent ne va pas bien ?

MM : Si on pense à ces parents sur le fil, donc pas encore en burnout, il y a un signe essentiel : le parent se sent plus fatigué et plus impatient. Il a une moindre tolérance émotionnelle. Ensuite, il y a la pente vers le burnout parental. La fatigue va se transformer en épuisement, c’est la 1re phase du burnout parental. La 2e phase est la distanciation affective envers les enfants. Et dans la 3e phase, le parent va perdre le plaisir d’être parent. Typiquement, ce parent va dire "j’adore aller voir mes enfants dormir le soir car c’est le moment où je peux ressentir tout l’amour que j’ai pour eux, mais quand je suis avec eux, c’est l’agacement et l’épuisement qui dominent." Cela ne veut pas dire qu’il n’aime plus ses enfants : il n’a plus de plaisir à être avec eux. Lorsqu’il y a des signes avant-coureurs de stress et de fatigue, il est bien de s’arrêter et de faire un état des lieux de la situation afin d’enlever des stresseurs et éventuellement d’ajouter des ressources, c’est la balance parentale.

EM : Pourquoi les parents ont tant de difficultés à demander de l’aide avant qu’il ne soit trop tard ?

MM : Outre les croyances et la pression sociale dont on a parlé précédemment, il y a deux raisons. Les parents ont l’impression qu’il s’agit juste d’un moment difficile à passer. Ce qui n’est pas totalement faux parce qu’effectivement dans une partie des cas, cela va s’arranger. Le problème est quand on laisse la situation se détériorer trop longtemps, on va mettre des mois pour sortir du burnout. La croyance de "ca ira mieux demain"  est un gros frein.

MM : Un autre frein est la peur de faire un travail psychologique et de devoir gratter là où on n’a pas envie d’aller. Il est important de dire qu’il n’est pas toujours nécessaire de faire un travail psychologique en profondeur pour s’en sortir. Si on prend en charge le malaise suffisamment tôt, il est possible de remonter la pente ou d’éviter de la descendre en se remettant en selle rapidement.

Chaque parent peut s’autoriser à ajouter des ressources et à enlever des stresseurs, ne fut-ce que momentanément, le temps de respirer.

Isabelle Roskam

EM : Quels conseils donnez-vous pour rééquilibrer ou garder en équilibre la balance parentale ?

IR : D’abord, le stress dans la parentalité est normal. On est là pour préserver notre progéniture et le stress nous prépare à réagir. Mais lorsqu’il y a trop de stresseurs et pas suffisamment de ressources pour compenser, cela conduit au burnout. Le stress vient s’accumuler dans le quotidien sans crier gare. Lorsqu’il y a plusieurs enfants dans la famille et que chacun d’eux fait plusieurs activités, petit à petit, on se retrouve avec des semaines hyper chargées, à les conduire partout… Les stresseurs se sont accumulés les uns derrière les autres et on ne les remet plus en question. Les parents ne vont pas forcément mettre en place les ressources qu’il faut pour compenser ce stress accumulé.

IR : Avec la balance parentale, nous proposons un outil facile à visualiser et où chacun peut examiner ce qu’il a dans ses deux plateaux (les stresseurs et les ressources). Cela permet de comprendre d’où vient le déséquilibre. Le principe est le même pour tout le monde mais chaque balance est différente. Chaque parent peut s’autoriser à ajouter des ressources et à enlever des stresseurs, ne fut-ce que momentanément, le temps de respirer. Augmenter ses ressources par exemple permet de sentir sa balance se remettre en équilibre et d’éprouver de nouveau de l’épanouissement dans sa parentalité.

EM : Si vous aviez une baguette magique, que changeriez vous aujourd’hui dans votre parentalité ?

IR : J’ai cinq enfants de 8 à 22 ans, dont des jumeaux. Si je le pouvais, je changerais ma capacité à pouvoir donner des temps plus particuliers à chacun de mes enfants tout en respectant leurs besoins.

MM : Ma fille a 8 ans. Ces derniers mois, j’ai changé beaucoup de paramètres, principalement le fait d’être moins anxieuse en tant que maman. J’étais typiquement une maman à la fois hélicoptère, toujours à veiller qu’il n’arrive rien, et bulldozer, à aplanir le terrain pour que l’enfant n’ait pas trop de difficultés. J’ai atteint un état d’équilibre pour le moment…