Seniors
À travers l’histoire vraie d’un enfant dont les mots s’entortillent, glissent et restent coincés, le livre "Je parle comme une rivière" évoque avec délicatesse le bégaiement et la souffrance qui l’accompagne trop souvent. Or en parler est essentiel, estime la logopède Véronique Stuyvaert, pour déjouer la honte et les idées reçues.
Publié le: 29 juillet 2024
Par: Valentine De Muylder
8 min
"Ma bouche ne marche pas. Elle est pleine à craquer des mots que je ne peux pas prononcer", écrit l’auteur canadien Jordan Scott dans le très bel album jeunesse "Je parle comme une rivière". Il y revient sur un souvenir marquant de son enfance. Lors qu’après les journées d’école "trop difficiles pour parler", son père l’emmenait marcher et jouer en silence le long de la rivière. "Tu vois l’eau qui bouge ?", lui dit-il un jour, "c’est comme ça que tu parles". Ces mots accompagnent depuis lors le petit garçon devenu poète. L’image de la rivière l’a aidé à accepter son bégaiement. À en parler, à l’aimer même. "Le bégaiement est terriblement beau", écrit-il aujourd’hui, "Parfois, je voudrais parler sans m’inquiéter, mais ce ne serait pas moi". Grâce à des textes beaux, simples et justes, magnifiquement illustrés par Sydney Smith, "Je parle comme une rivière" fait découvrir à ses lecteurs la face cachée du bégaiement : la lutte pour faire sortir les mots, l’orage qui gronde à l’intérieur, et l'apprivoisement de la différence.
Véronique Stuyvaert est logopède spécialisée et l’une des fondatrices de l’asbl Association Parole Bégaiement Belgique (APB) . "Je parle comme une rivière" a trouvé sa place dans son cabinet, aux côtés d’autres livres qui peuvent aider ses patients à accepter leur différence, et le reste du monde à mieux les comprendre.
En Marche : Que sait-on du bégaiement et de ses causes ?
V.S. : Le bégaiement est un trouble moteur de la parole, de l’écoulement des mots. Les personnes qui bégaient savent très bien ce qu’elles veulent dire, mais les mots ne sortent pas. En raison d’une mauvaise communication entre les parties du cerveau impliquées dans la parole, l’enchaînement des mouvements ne se passe pas comme prévu et, quelque part sur le chemin de l’air, quelque chose reste fermé. Soit au niveau des cordes vocales, soit au niveau de la langue, soit au niveau des lèvres… Ce qui fait que ces personnes butent sur les mots, répètent des morceaux de mots, prolongent certains sons...S’il y a souffrance, c’est une conséquence plutôt qu’une cause de ce trouble.
Il faut distinguer ce qu’on appelle le bégaiement "développemental", qui apparaît pendant l’enfance, du bégaiement dit "acquis", qui peut survenir plus tard, suite à un accident vasculaire cérébral, un traumatisme crânien… Le bégaiement développemental est en partie d’origine génétique, mais cette prédisposition n’explique pas tout. D’autres facteurs entrent en jeu dans son émergence, comme le tempérament de l’enfant, l’environnement dans lequel il vit… On n’a pas encore les réponses à toutes les questions concernant les causes du bégaiement. On ne sait pas non plus avec certitude pourquoi, avec l’âge, le bégaiement a tendance à subsister plus souvent chez les garçons que chez les filles. Chez les jeunes enfants, la proportion est à peu près égale, mais à l’adolescence, on compte environ une fille pour cinq garçons qui bégaient. Ce que l’on sait cependant, c’est que contrairement à certaines idées reçues, le bégaiement n’a pas une origine psychologique. S’il y a souffrance, c’est une conséquence plutôt qu’une cause de ce trouble.
E.M. : Le bégaiement peut être une source de souffrance, à l’école par exemple ?
V.S. : Toutes les personnes qui bégaient n’en souffrent pas. Mais bien sûr, quand on n’arrive pas à parler, cela suscite des émotions. Il peut y avoir une perte de confiance en soi, parfois l’envie d’éviter de parler. Dans certains cas, cela peut évoluer vers une phobie sociale ou scolaire. En maternelle, les choses se passent en général assez bien. Ce sont plutôt les parents qui souffrent. Ils ont peur qu’on se moque de leur enfant. Mais pour les enfants, c’est souvent à partir de l’entrée en primaire que la vie devient plus compliquée. Les autres enfants commencent à faire des remarques, et puis il faut s’exposer plus, lire à haute voix, se présenter… Or le stress et les émotions, positives comme négatives, aggravent le bégaiement. La pression du temps aussi. Quand un enfant doit attendre son tour pour lire à haute voix, il a tout le temps de se dire "ça ne va pas aller, je vais bégayer…". C’est pour ça qu’il faut bien collaborer avec les enseignants. Nous prenons contact avec eux, soit directement, soit via les parents, pour leur expliquer comment aider l’enfant s’il est en difficulté. Cela se complique encore en secondaire, où il y a plein de profs différents. Et puis à l’adolescence, on n’a pas envie d’être différent des autres… Pour les adultes, c’est souvent la recherche d’emploi qui pose problème. À chaque âge ses difficultés.
E.M. : Quelle prise en charge proposent les logopèdes ?
V.S.: Tout dépend de l’âge. L’idéal est d’intervenir entre 3 ans et demi et 5 ans. La thérapie va alors beaucoup travailler sur les interactions parents-enfant. On va montrer au parent ce qu’il peut faire pour aider son enfant : réduire sa vitesse de parole, ne pas lui poser de questions trop ouvertes, ne pas lui couper la parole trop rapidement, prendre un petit moment spécial avec lui, 10 minutes par jour… Il faut essayer que l’enfant vive des moments de fluence, pour qu’il ne perde pas confiance en sa parole. À partir de 5 ou 6 ans, l’enfant devient acteur de sa thérapie et la prise en charge devient plus régulière. Aux adolescents, on va demander d’appliquer certaines stratégies aidantes pour que leur parole soit plus fluide : bien faire des pauses, faire des phrases plus courtes, allonger un peu les voyelles, exagérer un peu la prosodie… On s’occupe aussi de leurs émotions, de leurs croyances. Ils ont chacun leurs "trucs" pour ne pas bégayer : accélérer, éviter de parler, changer des mots… Ces stratégies sont malheureusement sources de bégaiement supplémentaire.
E.M. : Le bégaiement peut-il disparaître tout à fait ?
V.S. : Dans 70% des cas, le bégaiement disparaît tout seul dans la petite enfance. Mais la médecine actuelle n’est pas capable de prédire quel enfant va récupérer naturellement. Or si on attend, on risque de perdre un temps précieux. Car les études nous montrent que plus on s’y prend tôt, plus il y a de chances que le bégaiement disparaisse. C’est le cas pour la majorité des enfants qui démarrent une thérapie avant l’âge de 5 ans, pour autant que les enseignants et les parents s’y mettent aussi et que les séances soient suivies de façon très régulière. À l’inverse, plus on s’y prend plus tard, plus l’enfant a le temps de développer des stratégies qui l’éloignent d’une communication saine, et plus ce sera compliqué à résoudre. On peut alors améliorer les choses, mais le bégaiement risque d’être encore un peu présent.
E.M. : Quelle est la part "d’acceptation" dans la thérapie ?
V.S. : L’acceptation est essentielle parce que tant qu’on n’est pas ouvert au diagnostic, on n’est pas ouvert à changer les choses. Chez les jeunes enfants, ce sont plutôt les parents qui doivent accepter. Ils sont dans la lutte, ils essayent plein de choses… Quant à l’enfant, c’est important qu’il comprenne que ce n’est pas de sa faute et que ce n’est pas en essayant de cacher son bégaiement qu’il va passer. Ce n’est pas facile d’oser dire : "ne vous inquiétez pas, parfois je bloque sur les mots, chez moi c’est normal". Mais cette acceptation aide à trouver le rythme et à être plus fluide. Le but premier de la thérapie ne doit pas être d’éradiquer à tout prix le bégaiement, mais de donner envie de communiquer, et de communiquer de façon saine. Il vaut mieux être soi-même, avec des petits accrocs de temps en temps…
E.M. : Est-ce qu’on parle assez du bégaiement ?
V.S. : Certainement pas. Il faut que la société accepte que bégayer n’empêche pas de travailler, d’étudier, de décrocher un emploi. Il y a d’ailleurs de nombreuses personnes connues qui bégaient, comme le président des États-Unis, Joe Biden. Je pense que si on en parlait plus, ça ferait moins peur. Il y aurait moins de fausses idées qui circuleraient. Et les gens seraient peut-être moins gênés de l’annoncer. C’est vécu comme une honte parfois. Les parents n’osent pas toujours en parler à l’école de peur qu’on stigmatise leur enfant ! Alors que c’est tout le contraire : ne pas en parler ouvertement, c’est pire. D’autant plus que l’enfant risque de sentir la gêne de ses parents et de se sentir responsable. On dit que le bégaiement fond au soleil : plus on le cache, plus il nous envahit.
Aux parents qui constatent que leur enfant bégaie, Véronique Stuyvaert conseille de prendre rendez-vous avec un ou une logopède spécialisé ou de contacter l’asbl APB Belgique : "Quelqu’un qui est bien formé peut faire la différence entre un enfant qui hésite, qui cherche ses mots, et un enfant qui bégaie. Si l’enfant est très jeune, on ne va peut-être pas le prendre tout de suite de façon régulière. Mais on va pouvoir conseiller les parents." Elle met par ailleurs en garde contre les solutions "miracles" proposées sur internet. Pour des informations fiables, elle recommande plutôt de se tourner vers l’APB Belgique et l’APB France, vers le blog "GoodbyeBégaiement", ou encore vers l’association canadienne ABC et sa série de podcasts "Je je je suis un podcast".