Politiques sociales

De l'importance du cordon sanitaire

À l’heure où les discours radicaux se diffusent dans toute l’Europe, y compris dans certains médias, maintenir le cordon sanitaire est plus que jamais crucial pour se rappeler que l’extrême droite ne sera jamais une idéologie comme les autres. 

Publié le: 30 août 2024

Mis à jour le: 26 septembre 2024

Par: Julien Marteleur

7 min

Affiches électorales Vlaams Belang

Photo: © BelgaImage // En Belgique, depuis près de 40 ans, une prise de pouvoir de l'extrême droite est symboliquement impossible grâce au cordon sanitaire.

Dimanche 9 juin. En France, le score historique du Rassemblement national (31,4 %) aux élections plonge le pays dans une nouvelle campagne électorale anticipée, après la dissolution de l'Assemblée nationale par Emmanuel Macron. Durant un mois, le groupe médiatique du milliardaire ultra-conservateur Vincent Bolloré (propriétaire d'Europe 1, CNews, C8, Le JDD) se transforme en tribune nauséabonde à la solde des candidats d’extrême droite, sur laquelle ils peuvent pérorer ad nauseam d’immigration et d’insécurité, leurs thèmes de prédilection. Vincent Bolloré s’attirera d’ailleurs les foudres de l’Arcom, organe régulateur de l’audiovisuel français, qui lui infligera plusieurs amendes salées pour diffusion de propos stigmatisant les personnes immigrées... Malgré cette omniprésence médiatique, le RN se heurtera finalement dans les urnes à une alliance des Gauches. Et devra attendre 2027 pour espérer forcer les portes de l'Élysée.
En Belgique, depuis près de 40 ans, une prise de pouvoir de l’extrême droite est rendue symboliquement impossible avec la mise en place d’un cordon sanitaire politique qui empêche les partis démocratiques de former une majorité avec des mouvements politiques qui ne respectent pas la Convention européenne des droits de l’Homme. C’est heureux : les élections législatives et régionales du 9 juin ont vu le Vlaams Belang, parti ouvertement xénophobe, monter encore en puissance en Flandre — près de 23 % aux régionales, à peine un pourcent de moins que les nationalistes de la N-VA, qui conserve ainsi de justesse sa place de premier parti de Flandre. Tom Van Grieken, le président du Vlaams Belang, est omniprésent sur les réseaux sociaux et a ses entrées dans les chaînes télévisées du nord du pays. Jeune, "propre sur lui", il incarne cette nouvelle image de l'extrême droite en Flandre. Face au rédacteur de DaarDaar Aubry Touriel, il tenait l'an dernier des propos glaçants : "Les gens assument beaucoup plus facilement aujourd'hui qu'ils votent Vlaams Belang. Par conséquent, les journalistes ne peuvent plus l'ignorer. Ce n'est plus seulement moi qui représente le parti, c'est désormais votre oncle, votre nièce, votre collègue. Et bientôt, le cordon sanitaire sera brisé."

Un peu d'histoire 

L'histoire du cordon sanitaire commence en 1988 quand le Vlaams Blok, ancêtre du Vlaams Belang, crée la surprise en réalisant plusieurs percées électorales lors des élections communales, notamment à Anvers où il atteint 18 % des voix. C'est un véritable séisme en Belgique. La réponse politique à cet événement ne se fait pas attendre : à l'initiative du député Agalev (l'actuel Groen!) Jos Geysels et des Jeunes socialistes flamands, les principaux partis démocratiques du nord du pays se mobilisent et signent, en mai 1989, un protocole qui va marquer l'histoire politique du pays. Dans ce texte, ces partis s'engagent à refuser tout type d'alliance avec le Vlaams Blok, quel que soit le niveau de pouvoir. Le cordon sanitaire voit le jour en Belgique néerlandophone, dans un souci de reconnaitre une Flandre pluriculturelle et tolérante, qui combat toute forme de racisme. 

Dimanche noir

Deux ans plus tard, rien ne s'arrange lors des élections fédérales du 24 novembre 1991. Non seulement le Vlaams Blok gagne encore en puissance, mais un élu du Front national, représentant d'extrême droite francophone, fait son entrée au Parlement fédéral : c'est le "dimanche noir". Cette fois-ci, ce sont les partis francophones qui se mobilisent dans la foulée pour signer la "Charte de la démocratie", dans laquelle on décide de bloquer toute forme d'accord politique avec des partis d'extrême droite. Mais ce n’est pas tout : pas question par exemple, pour les élus des partis signataires de la Charte, de participer à des débats ou même à de simple événements sans caractère électoral dès que des représentants de partis d'extrême droite y sont aussi conviés. En Europe, ce modèle a été repris en Allemagne, où les radicaux de l’AFD ont été mis au ban politiquement dès leur création en 2013.

Personae non grata dans les médias
Pour marquer le coup en Belgique francophone, on consolide le cordon politique d'un cordon médiatique unique en son genre en Europe. Les médias télé et radio francophones (menés par la RTBF) se sont engagés à ne pas donner la parole en direct à des partis qui défendent des thèses racistes ou discriminantes sur des questions de genre ou de culture. "La diffusion en différé est bien sûr acceptée : elle permet le temps de la réflexion et de l'analyse, avec un contrôle sur les propos tenus", précise Benjamin Biard, du Centre de recherches et d'informations socio-politiques (Crisp). En avril 2022, le volet médiatique du cordon sanitaire subit un coup de pression quand le président du MR Georges-Louis Bouchez décide de débattre sur la VRT avec Tom Van Grieken, président du Vlaams Belang…
Suite à cette regrettable anecdote, la Charte de la démocratie est réactualisée. Le MR, le PS, Ecolo, Défi et les Engagés ne monteront dans aucun gouvernement avec l’extrême droite et ne participeront à aucun débat dans les médias traditionnels ou sur les réseaux sociaux avec des représentants des partis "qui manifestement portent des idéologies ou des propositions susceptibles d’attenter aux principes démocratiques qui fondent notre système politique."

La double exception wallonne 
Depuis et malgré cet accroc, le cordon médiatique tient toujours en Belgique francophone. Certes, l'émergence des réseaux sociaux comme outil de communication politique peut permettre à l’extrême droite de contourner le cordon sanitaire mais, aux yeux du politologue Pascal Delwit, "l'audiovisuel joue un rôle encore important. On a pu l'observer lors du dernier scrutin national de 2019 : le principal parti de droite radicale de l'époque, le Parti populaire, était très présent sur YouTube, mais son absence de visibilité dans les débats directs des présidents sur les médias audiovisuels ne lui ont pas permis de passer la barre des 5 %. Sans élu et dans la foulée, le parti a d'ailleurs décidé de se dissoudre."
Aujourd'hui, le parti Chez Nous tente sur internet de raviver les braises — éteintes depuis longtemps — du Front national belge. Mais sur YouTube par exemple, ses vidéos peinent à dépasser les quelques centaines de vues… 
Pour Pascal Delwit, un autre élément explique également l’absence de percée de l’extrême droite en Wallonie : "Dans le sud du pays, des éléments structurels permettent de difficilement concevoir l'installation d'un parti fort d'extrême droite dans le paysage francophone. Entre autres parce qu'il y manque un ingrédient crucial : un sentiment national fort." Sentiment que l’on retrouve davantage ancré culturellement en Flandre ou en France, par exemple.

Prudence, toujours
L'extrême droite dirige en Hongrie et en Italie. Elle tambourine à la porte du pouvoir en Flandre, aux Pays-Bas, en France ou en Allemagne… La Belgique francophone pourra-t-elle encore longtemps jouer à l'irréductible Gaulois face à un nationalisme de plus en plus contagieux en Europe ? Pour le chercheur du Crisp Benjamin Biard, "par un engagement renouvelé en 2022 en faveur du cordon sanitaire, les partis francophones prennent le contre-pied de la tendance quasi générale sur le continent. Ils refusent de considérer l'extrême droite comme une tendance politique comme une autre, comme une idéologie respectable, ils refusent d'être complices de la stratégie de dédiabolisation menée ailleurs et qui ne fait qu'aboutir à renforcer ceux qui la portent."
Mais la prudence reste de mise. "Le respect de cet engagement a-t-il permis d’éviter que les thématiques de prédilection de l'extrême droite — les questions sécuritaires ou d’immigration notamment — ne viennent infester le débat public ? D’éviter que ses 'solutions' ne deviennent celles, un peu édulcorées, des démocrates ?" Poser la question, c’est déjà y répondre…