Politiques sociales

En 2013, rencontre avec Jean Hallet, artisan de l'assurance soins de santé et indemnités

Au début de sa carrière à la MC, alors qu’il était attaché de direction, Jean Hallet fut l’un des artisans de la loi de 1963 sur laquelle repose encore aujourd'hui notre système d’assurance soins de santé et indemnités. Pour marquer les 50 ans de cette loi, En Marche avait ouvert les pages de l’histoire avec Jean Hallet, le dernier des négociateurs autour du ministre de la Prévoyance sociale, Edmond Leburton, à pouvoir témoigner de cette importante réforme ngociée dans un climat social difficile. Nous reproduisons ici l’interview qu’il nous avait accordée chez lui.  

Publié le: 30 juin 2021

Mis à jour le: 18 septembre 2024

Par: Joëlle Delvaux

8 min

Photo portrait de Jean Hallet

Photographie: Jean Hallet en 2013, copyright Matthieu Cornelis

Lorsque nous devons bénéficier de soins, consulter un médecin, prendre des médicaments ou être hospitalisé, une bonne part des frais nous est remboursée. Si nous ne pouvons plus travailler pour raisons de santé, nous recevons des indemnités de notre mutualité. Ces droits sociaux ne tombent pas du ciel. Ils sont cimentés par la solidarité.

L’organisation actuelle de notre système d’assurance soins de santé et indemnités trouve son origine dans une loi, la Loi Leburton, qui date du 9 août 1963. Rencontre avec Jean Hallet, témoin privilégié de cette époque.

Un contexte politique difficile

En Marche : Dans quel contexte la Loi Leburton a-t-elle été prise ?

Jean Hallet : Le gouvernement Lefèvre-Spaak, coalition formée de socialistes et de sociaux-chrétiens (2), se voulait être celui de la réconciliation. La Belgique avait vécu la décolonisation du Congo, puis la grève générale de l’hiver 60-61 déclenchée contre le programme d'austérité du gouvernement précédent (ndlr : gouvernement Eyskens). Le gouvernement voulait concilier l’efficacité économique et la justice sociale. Et dans le domaine de la santé, il souhaitait généraliser l’assurance soins de santé à toute la population et garantir aux patients d’être bien soignés à un prix raisonnable.

En fait, depuis son instauration dans l’immédiate après-guerre, l’assurance-maladie, comme on l’appelait à l’époque, comportait des lacunes ; elle n’avait pas été achevée. Les dépenses médicales n’arrêtaient pas d’augmenter et les recettes étaient insuffisantes pour couvrir les demandes. Le système présentait aussi des défauts notoires : certaines prestations de santé étaient remboursées insuffisamment et certaines catégories d’habitants étaient peu ou pas protégés contre la maladie. Enfin, n’était toujours pas réglée la question de savoir si les mutualités (les organismes assureurs), dépositaires des cotisations de leurs membres, pouvaient garder leur autonomie et être responsables des résultats de leur gestion. Dans la pratique, cela pouvait signifier qu’en cas de déficit, les mutualités devraient réclamer des cotisations complémentaires à leurs membres et, à l’inverse, en cas de boni, pourraient leur offrir des avantages supplémentaires.

L’accord politique se situait donc bien dans la conciliation entre responsabilité et solidarité.

EM : Sur ce point, deux visions s’opposaient, entre les milieux chrétiens et socialistes.

Jean Hallet : Effectivement, à l’Alliance nationale des Mutualités chrétiennes (ANMC), on estimait important que des subventions de l’État soient accordées aux mutualités pour concrétiser la solidarité nationale. Mais on refusait l’idée que ces subventions couvrent automatiquement les déficits. Cela n’inciterait pas les mutualités à une gestion rigoureuse. Aux yeux des socialistes, au contraire, l’autonomie et la responsabilité financière des mutualités n’étaient pas indiquées dans un système obligatoire où la solidarité entre tous les assurés doit être la priorité, quelle que soit leur mutualité.

Plusieurs ministres avaient tenté de mettre en œuvre une réforme ambitieuse dans les années 50 mais sans succès, en raison des conflits liés à cette divergence de points de vue. La Loi du 9 août 1963 est finalement le résultat d’un compromis : dans le secteur des indemnités d’incapacité de travail, l’État allait compenser intégralement les dépenses payées par les mutualités à leurs affiliés. Dans celui des soins de santé, les mutualités disposeraient des cotisations de leurs membres, et le budget de l’État prévoirait un montant pour compenser des différences objectives de risques. L’accord politique se situait donc bien dans la conciliation entre responsabilité et solidarité. Encore eut-il fallu par la suite que les subsides soient suffisants. Les déficits chroniques des finances publiques ont entravé la mise en œuvre du compromis.

EM : La loi de 1963 scinde “l’assurance maladie” en deux secteurs distincts : les soins de santé et les indemnités, le tout chapeauté par un parastatal : l’Institut national d’assurance maladie invalidité.

Jean Hallet : Pour les soins de santé, l’objectif était d’étendre la couverture sociale à toute la population et en premier lieu aux fonctionnaires et aux indépendants. Pour les indemnités, il s’agissait d’octroyer des revenus de remplacement aux travailleurs mis en incapacité de travail par la maladie ou l’accident.

Avant 1963, les médecins fixaient librement leurs honoraires mais il n’y avait pas de rapport convenu entre les tarifs et les remboursements.

Couvrir toute la population en soins de santé

EM : Améliorer la couverture en soins de santé et assurer la maîtrise budgétaire du secteur faisaient aussi partie des objectifs de la réforme. Quelle était la situation auparavant ?

Jean Hallet : Avant 1963, les médecins fixaient librement leurs honoraires mais il n’y avait pas de rapport convenu entre les tarifs et les remboursements. Ce qui faisait que les remboursements couraient derrière les honoraires qui augmentaient à leur tour. Il fallait arrêter cette spirale et réguler le système par des conventions. Il fallait que les médecins prennent leurs responsabilités dans l’assurance maladie, qu’ils acceptent de négocier les tarifs avec les mutuelles, de fixer la valeur relative des actes. Une discipline collective qui leur était étrangère à ce moment-là.

Le fait de fixer des tarifs ne remet en cause ni la liberté thérapeutique, ni la liberté de choix du médecin, ni la stricte confidentialité, ni le respect du secret médical.

Assurer la sécurité des tarifs aux patients

EM : La sécurité tarifaire que nous connaissons actuellement grâce aux conventions signées entre prestataires de soins et mutualités date donc de cette époque. Cette avancée a-t-elle été facile à mettre en place ?

Jean Hallet : Que du contraire. Pourtant, le ministre Leburton avait consulté les dirigeants des associations médicales belges de l’époque. Mais un mouvement d’opposition s’est développé en leur sein. Certains médecins percevaient la réforme comme une menace pour leur liberté. Pourtant, le fait de fixer des tarifs ne remet en cause ni la liberté thérapeutique, ni la liberté de choix du médecin, ni la stricte confidentialité, ni le respect du secret médical. Mais on assistait là un tournant de la médecine libérale. Jusqu’alors, on faisait appel au sens de la responsabilité personnelle du médecin dans la fixation de ses honoraires. Avec des résultats incertains. On est alors passé à la responsabilité collective, ce dont certains médecins, emmenés par le fougueux Dr André Wynen, ne voulaient pas entendre parler.

EM : Des médecins ont fait un ou deux jours de grève durant l’été 63 mais cela n’a pas empêché la loi d’être adoptée. En échange, le gouvernement avait promis de déposer un projet de loi pour préciser les relations entre les médecins et “l’assurance-maladie”. La situation s’est-elle alors apaisée ?

Jean Hallet : Non. Les mouvements de protestation se sont amplifiés, allant jusqu’à la grève des soins. Une grève qui a duré de longues semaines durant l’hiver 64, et dont certains patients ont vraiment souffert. Le gouvernement crut même devoir rappeler sous les drapeaux les médecins réservistes. Pour éviter cette réquisition, certains ont fui à l’étranger ! La concertation était dans une impasse, la crise s’avérait profonde. Les difficultés étaient surtout liées aux divisions entre les syndicats de médecins. Et, au sein des Chambres syndicales, entre ceux qui voulaient coopérer et ceux qui s’y refusaient. Les partenaires sociaux (patrons et syndicats) ont alors suggéré une grande réunion d'urgence sous la présidence du Premier ministre. Par un hasard de circonstances, Louis Van Helshoecht, à l'époque Secrétaire général de l'ANMC, et son adjoint Robert Van den Heuvel, se trouvaient bloqués à l'étranger. C'est à moi qu'il incomba de représenter les Mutualités chrétiennes dans la rencontre avec les représentants du gouvernement, des autres mutualités, des syndicats, des employeurs et des médecins.

Lors de cette première séance, je fus stupéfait de la méconnaissance de la réalité politique et des problèmes sociaux chez certains interlocuteurs. C'est pourquoi j'ai obtenu que dès la séance suivante, les représentants des mutualités siègent en face des médecins et non plus en bout de table. Ceux-ci ont compris alors avec qui ils devraient dorénavant négocier. Cette symbolique a été utile pour la suite des discussions. Les négociations diurnes et nocturnes furent longues et fatigantes. Elles ont finalement débouché sur un accord en juin 1964. Cet accord dit de la St-Jean confirme le rôle des mutualités et organise la participation des médecins au fonctionnement de l'Inami. C’est une sorte de traité de paix entre le gouvernement, les syndicats médicaux et les mutualités. 
Depuis ce moment-là, une habitude de concertation s’est installée. Elle a permis, au fil du temps, de nouer des conventions. Cet accord a aussi consolidé le rôle important des mutualités dans trois domaines : la défense des intérêts des affiliés, la gestion du système de soins de santé et l’apport d’expertise à l’élaboration de la politique de santé. Avec comme programme le bien-fondé, la maîtrise financière, l’accessibilité et la qualité du système de santé. Un système qui constitue un exemple pour de nombreux pays, faut-il le rappeler. 

Depuis ce moment-là, une habitude de concertation s’est installée. Elle a permis, au fil du temps, de nouer des conventions.