Politiques sociales

Pierre Reman : "Les pays dotés d’une sécurité sociale robuste traversent mieux les crises!"

Pour Pierre Reman, économiste et ancien directeur de la Fopes, la sécurité sociale nous protège des risques à titre individuel, mais aussi en tant que société.  

Publié le: 19 novembre 2024

Mis à jour le: 22 novembre 2024

Par: Propos receuillis par Sandrine Warsztacki

5 min

pierre reman

Illustration: (c) PAF! Design

En Marche : La sécurité sociale fête ses 80 ans. Que lui souhaitez-vous pour cet anniversaire ?  

Pierre Reman : De garder la confiance que la population lui octroie. La sécurité sociale joue un rôle essentiel dans la redistribution des richesses. On oublie trop vite à quel point les inégalités sociales étaient criantes en Belgique avant son instauration !    

Plus récemment, elle nous a encore prouvé son efficacité pour nous protéger des grandes crises, en 2008, avec la crise financière, puis en 2020, avec la crise sanitaire. L'extension du chômage temporaire aux salariés, l’instauration d’un droit passerelle pour les indépendants, le maintien du niveau des prestations sociales ont permis de maintenir globalement le revenu disponible des ménages.  

Bien sûr, aucune institution n'est pas parfaite. Le système de pensions a permis de lutter contre la pauvreté des séniors, mais la précarité des jeunes non qualifiés et des familles monoparentales doivent nous préoccuper... La sécurité sociale devra s'attaquer à ces défis. 

En Marche : Si on résume, elle nous protège des accidents de la vie à titre individuel, mais aussi en tant que société ?  

Pierre Reman : Les pays dotés d’une sécurité sociale robuste traversent les crises avec moins de dégâts économiques et sociaux. Durant la crise sanitaire, les demandes d’aide au CPAS ont certes augmenté, mais 80 % des ménages n’ont pas vu leurs revenus chuter. La pauvreté n’a pas explosé, et en maintenant un certain pouvoir d’achat, la Sécurité sociale a joué un rôle stabilisateur, facilitant ainsi la reprise économique.

En Marche :  Malgré ça, dans le discours ambiant, elle est surtout présentée comme une charge...  

Pierre Reman : La question n’est pas de savoir si nous pouvons financer la Sécurité sociale. La Belgique produit bien assez de richesses pour cela ! Le vrai débat est ailleurs : souhaitons-nous maintenir un modèle fondé sur la solidarité et la redistribution des richesses ? Certes, il y a un défi financier, mais il reste surmontable tant que la croissance est là. La vraie question est : acceptons-nous encore de partager les fruits de cette croissance ? Quelle part des risques voulons-nous socialiser ou gérer de façon individuelle concernant notre santé, notre pension ?   

Derrière ces questions techniques se cache un enjeu fondamental : celui du vivre-ensemble. Malheureusement, l’idée qu’une société égalitaire est meilleure qu’une société inégalitaire n’est plus un consensus. Certains prônent le soutien aux plus forts, estimant qu’une société inégalitaire serait plus dynamique, même au prix de stigmatiser les plus faibles. Ce dont la Sécurité sociale aurait besoin aujourd'hui, ce serait qu'on soit capable de réaffirmer un nouveau pacte social, comme ce fut le cas en 1944.  

En Marche : Dans les années 2000 Frank Vandenbroeck, ministre socialiste de l'emploi à l'époque, a ouvert le débat en important la notion scandinave d'Etat social actif, qu'en pensez-vous ?  

Pierre Reman : Dans les années 80, face aux restructurations, la question était de savoir quelles ressources garantir aux chômeurs pour assurer leur sécurité d’existence. Les Scandinaves ont apporté une autre approche : il ne s’agissait plus seulement de soutenir financièrement les personnes privées d’emploi, mais de créer les conditions pour favoriser le retour à l’emploi. Ils ont vu les dépenses sociales – crèches, formations – comme des investissements. 

En Belgique, l’État social actif a suscité de vifs débats. Certains y ont vu une machine à traquer les chômeurs, en faisant peser trop la responsabilité sur les individus, d’autres une opportunité de tourner le dos à l’assistance. Cependant, c’est la dernière fois que notre société a véritablement réfléchi collectivement au sens et à l’avenir de la Sécurité sociale. On peut regretter cette occasion manquée. 

En Marche : À côté des enjeux financiers, la sécurité sociale est aussi attaquée sur un autre front : son mode de concertation sociale. La multiplication des attaques sur les syndicats, les mutualités, ça vous inquiète  ?  

Pierre Reman : La gestion paritaire est une des forces de notre système ! Même s’ils ne sont pas toujours d’accord entre eux, les interlocuteurs sociaux partagent le même paradigme, la même vision de ce à quoi la sécurité sociale doit servir. Ils représentent des intérêts collectifs dans une vision à long terme, là où la politique électorale sont souvent prisonniers de leurs échéances électorales. 

Et, contrairement à ce que certains discours libéraux veulent parfois faire croire, ce système a démontré son efficacité. Transférer la gestion des interlocuteurs sociaux vers l'État ne produirait aucune économie, bien au contraire. 

En Marche : On ne peut pas non plus parler de la sécurité sociale sans évoquer l'enjeu de la régionalisation…  

Pierre Reman : La régionalisation réduit le périmètre de solidarité. Certains la défendent au nom d'une meilleure prise en compte des réalités locales, mais comment justifier que des enfants à Bruxelles, en Flandre ou en Wallonie n’aient pas droit aux mêmes allocations ? de plus, ces transferts de compétence peuvent servir à affaiblir la gestion paritaire.

En Marche : Dans le débat sur l'avenir de la sécurité sociale, ne faudrait-il pas prendre en compte plus largement toutes les politiques publiques qui l'impact ?  

Pierre Reman : Tout à fait, il faudrait parler de politiques sociales au sens large. Une mère célibataire en difficulté pour se loger ou faire garder ses enfants risque rapidement de basculer dans la précarité et peut difficilement retrouver du travail, pour ne prendre qu'un exemple.   

En outre, la Sécurité sociale repose sur un modèle économique basé sur la croissance. Or, la croissance telle que nous la connaissons à des effets négatifs sur l’environnement et le bien-être social. Il est impératif de réorienter cette croissance vers un modèle plus vert et respectueux des individus. La Sécurité sociale redistribue les richesses, mais nous devons aussi nous demander : quelles richesses voulons-nous réellement redistribuer ?