Seniors

Récit de vie, un soin à soi

On les appelle les biographes hospitaliers. Bénévoles au chevet de patients gravement malades, ils se proposent de recueillir leur récit de vie et de le coucher sur le papier. Un "soin spirituel" qui interroge notre besoin de nous raconter et de transmettre, au-delà des paroles qui s’envolent, des écrits qui restent.     

Publié le: 03 octobre 2022

Mis à jour le: 18 septembre 2024

Par: Julie Luong

7 min

Mains qui se touchent hopital

Photographie: © iStock

Est-ce l’heure de vérité ? L’heure en tout cas de dire ce qui fut, ce qui n’a pas été, ce qui pourrait être après. Le Dr Marie-Jeanne Jacob, qui fut longtemps cheffe du service des soins palliatifs au CHU de Mons, a souvent perçu chez ses patients, en ces instants presque derniers, l’envie de partager quelque chose de leur vie. "De là à penser qu’ils auraient pu l’écrire… Mais ils pouvaient le regretter. Ce qui me frappait, c’est aussi qu’ils m’en parlaient à moi plutôt qu’aux proches, peut-être pour ne pas troubler, ne pas faire de la peine." Proposer l’aide d’un tiers qui écouterait et laisserait de ce récit une trace écrite, sous forme de petit livre relié ? L’initiative est née en 2007 au sein de l’équipe soignante d’oncologie-hématologie du Centre Hospitalier Louis Pasteur de Chartres, sous l’impulsion de Valéria Milewski, à la tête de l’association Passeur de mots, passeur d’histoires. Aujourd’hui, en France, 16 établissements de santé accueillent et rétribuent au sein de leurs équipes soignantes un biographe hospitalier. Une démarche que Valéria Milewski décrit elle-même comme à la fois innovante et ancestrale : "L’homme se raconte depuis toujours. Il a besoin de faire trace pour transmettre, pour l’exemple, pour s’identifier, pour comprendre… pour ne pas oublier, pour ne pas s’oublier." (1)

Un soin spirituel

Psychologue clinicienne, Catherine Tellin vient aujourd’hui de fonder, avec le Dr Marie-Jeanne Jacob et Franck Devaux, philosophe et chef du comité d’éthique de l’Hôpital universitaire des enfants Reine Fabiola, l’ASBL Am&mo, avec l’objectif de développer cette pratique en Belgique francophone. "Il existe en Belgique des initiatives isolées, mais nous voulions passer à une dimension supérieure et donner du crédit à la démarche. Car devenir passeur ne s’improvise pas, explique-t-elle. La posture d’écoutant se travaille, se peaufine afin de ne mettre personne à mal au cours de la démarche d’écoute, de retranscription et de remise du récit : ni le patient, ni ses proches, ni les soignants, ni le passeur." L’ASBL propose des formations. Une expérience de professionnel ou de bénévole en soins palliatifs ou auprès de patients atteints de maladies graves est ainsi requise pour y accéder, de même que des qualités d’écriture et d’écoute, puisque le biographe hospitalier se doit de rester au plus près de "la musique" du patient, dans l’idée que ceux qui liront son récit puissent entendre "sa voix" et retrouver ainsi un peu de sa présence. Ni psychologues ni écrivains, les passeurs proposent un accompagnement que Marie-Jeanne Jacob qualifie de psycho-spirituel . "Le récit permet de donner un sens à ce qui a été mais, comme le dit Boris Cyrulnik, raconter son histoire, c’est aussi prendre des risques. Il faut donc que celui qui la réceptionne ait un certain parcours, un certain sens de l’écoute et une capacité à mettre les mots en lien."
La démarche se nourrit notamment des travaux de l’Américaine Rita Charon, qui a développé dans les années 90 le concept de médecine narrative, une approche des soins de santé qui consiste à mettre le récit du patient au cœur de l’acte médical, dans le but d’établir une relation de qualité, marquée par l’empathie, entre soignants et soignés. L’autre grande source d’inspiration se trouve dans la pensée du philosophe français Paul Ricœur, auteur notamment de Soi-même comme un autre. "Ricœur définissait l’identité comme un processus narratif, détaille Franck Devaux, c’est-à-dire comme la manière dont les gens attestent d’eux-mêmes, par rapport à eux-mêmes et par rapport aux autres. Il mettait ainsi en avant que, d’une certaine manière, tant qu’une chose n’a pas été dite, elle n’existe pas. Elle existe dans les limbes de la pensée mais seul le récit peut en prendre acte."

Une recherche d’unité

Le Dr Marie-Jeanne Jacob, qui a déjà recueilli certains récits avant que la démarche se formalise à travers Am&mo, constate que ceux-ci contiennent souvent un message à destination de ceux qui restent : tantôt pragmatique, tantôt plus existentiel. "J’ai recueilli le témoignage d’un homme qui était à la tête d’une grosse industrie et qui voulait dire à ses enfants de ne pas laisser aller le patrimoine… Une autre fois, il s’agissait d’un homme passé de la religion catholique à une spiritualité d’inspiration bouddhique et qui voulait dire à son fils que cela n’avait pas d’importance, que c’était la même chose, se souvient-elle. Mais il y a aussi des personnes qui veulent juste revenir sur certains pans de leur vie ou dire 'c’était bien'".  "Dans toutes les pathologies graves, il y a des pré-deuils qui se font, poursuit Franck Devaux. Pour les enfants, le deuil d’une scolarité d’une vie adulte. Le récit peut permettre de traverser ses deuils" Comme en témoignait Valérie Milewski dans un récent entretien, les regrets sont souvent douloureux à entendre comme à formuler : "Le plus dur pour moi, ce n’est pas d’être au contact de la maladie chaque jour, le plus dur, ce sont toutes ces personnes qui disent : c’est passé trop vite, je n’ai pas réalisé un seul de mes rêves. Par grâce, le récit leur permet de se recentrer. Ma fonction, c’est de les accompagner vers cette unité, cette unicité essentielle." (2)
Maria Graciela Vargas, titulaire de la chaire de "clinique biographique et méthode du récit de vie" à l’UCLouvain, mise en place par le professeur de psychologie Michel Legrand, connaît la complexité du récit de vie, où se mêle la prise de conscience de ses déterminations comme de sa liberté. Ainsi, si les consultations spécialisées en histoires de vie proposées à Louvain-la-Neuve par l’Ipsy (Institut de recherche en sciences psychologiques) n’ont pas une vocation proprement thérapeutique, elles peuvent engendrer des changements importants chez la personne. "Dans les consultations en histoires de vie, la consigne est de 'globaliser' son histoire, explique-t-elle. On ne pose pas de questions, comme dans une anamnèse. On ne demande pas d’associer des idées librement, comme en psychanalyse. On invite la personne à faire une sorte de voyage vers son passé, à le raconter comme un roman, en se prenant comme protagoniste de l’histoire."  Les personnes qui se livrent à cet exercice ne sont d’ailleurs pas nécessairement en souffrance ou en crise, mais souhaitent marquer un temps d’arrêt pour faire le point, prendre de la hauteur. "C’est une démarche existentielle, même s’il existe évidemment des intersections avec la thérapie, précise Maria Graciela Vargas. Car parfois, en racontant sa vie, on change son rapport au passé. On fait des deuils, des choses se débloquent et il devient possible de se projeter vers l’avenir d’une autre manière. On se vit à la fois comme produit de son histoire mais aussi comme acteur de son histoire. Et être acteur de son histoire, c’est faire de sa vie quelque chose qui nous appartient, au-delà de tout ce qui nous conditionne et nous détermine."

Sujet de sa mort

Bien sûr, se raconter quand les jours sont comptés résonne différemment. On le fait alors pour soi, mais aussi souvent pour les autres : ceux qui, par ce legs, pourront peut-être traverser plus facilement le deuil et tracer leur propre route. "Le risque, c’est que l’écriture fixe, souligne Maria Graciela Vargas. Or la vie change tout le temps. Il faut donc pouvoir contextualiser ce récit et surtout faire attention à ce que cela ne devienne pas un règlement de compte." L’aspect gratuit de ce service proposé à des personnes particulièrement vulnérables est un autre élément fondamental : sans cette garantie, c’est à une marchandisation de la parole, de sa validité, que l’on s’exposerait. "C’est pourquoi nous voulons créer une initiative belge propre, avec une dimension artisanale, peu commerciale", souligne Catherine Tellin. La vie de quelqu’un d’autre, c’est précieux !, acquiesce Maria Graciela Vargas. Si je vais écouter la vie d’une autre personne, je dois la reconnaître dans son existence mais aussi dans sa valeur. Je trouve que la biographie hospitalière est une démarche hyper pertinente : c’est l’opportunité de se poser, de mettre des mots, de s’approprier de la marge de manœuvre pour être le sujet de sa mort. Mais il faut évidemment qu’il y ait un cadre et bien sûr que ça reste volontaire. Car tout le monde n’est pas demandeur de cette démarche. Il y a des gens qui n’ont pas envie de regarder ni leur vie, ni leur mort." Pour d’autres, ce "don de la page blanche" comme le nomme Franck Devaux pourrait faire office de précieux rituel, dans une société qui en manque et où la mort est cachée, aseptisée, souvent muette. Comme une manière bien à soi de tourner la dernière page.

(1)   "La biographie hospitalière, une autre forme d’accompagnement(s) : tenir parole et rendre parole, un accompagnement biographique", V Milewski, 2020

(2)   "Valeria Milewski, biographe hospitalière : écrire la vie", interview mise en ligne le 5 mars 2021 sur inventoire.com.