Soins de santé
Au centre d’Aide & Soins à domicile de Gedinne (ASD), partenaire de la MC, l’adoption d’un modèle d’organisation participatif basé sur l’autonomie et l’entraide redonne sens au métier et améliore le bien-être des soignants.
Publié le: 13 décembre 2024
Par: Joëlle Delvaux
7 min
Photo: “© Frédéric Raevens // Prendre le temps nécessaire avec chaque patient, un "luxe" que veulent s'accorder les soignants à domicile.
La tournée de Julien Dumont est bien entamée ce matin quand nous le rencontrons tout sourire chez une patiente dont il soigne une plaie. L’infirmier est salarié à l’ASD de Gedinne depuis sept ans. "Après le Covid, j’étais prêt à partir malgré 20 ans de métier, confie-t-il. Le manque de temps à consacrer aux patients, les tâches répétitives, l’impression d’être un simple exécutant…, cela ne me convenait plus." Le projet "Un nôtre soin" est arrivé comme une bouée de sauvetage. Aujourd'hui, outre ses tournées à domicile, cet infirmier s'investit avec enthousiasme dans d'autres rôles que lui a confiés son équipe : la représentation lors des entretiens d’embauche, le tutorat des nouveaux engagés et la communication autour de ce projet de gouvernance innovant.
Insatisfactions, stress, épuisement, perte de sens… le personnel des soins à domicile n’échappe pas aux problèmes rencontrés dans le secteur de la santé en général. Avec comme corollaire un absentéisme élevé, un turn-over au sein des équipes et, pour les directions, des difficultés à recruter et à fidéliser le personnel soignant.
"Le mode de fonctionnement des soins à domicile n’a pas beaucoup changé en 50 ans, admet Patricia Beaufays, directrice des soins infirmiers à l’ASD en province de Namur. Il était temps d’innover. Une innovation d’autant plus nécessaire que les travailleurs comme les patients aspirent à être considérés comme partenaires."
En 2020, un financement du Fonds De Coninck de la Fondation Roi Baudouin permet à deux centres ASD — l'un à Gedinne et l'autre à Anderlues (lire ci-dessous) — d'expérimenter un mode d'organisation inspiré d'initiatives étrangères : "Buurtzorg" (quartier de soin) aux Pays-Bas et "Soignons humains" dans le nord de la France. Ces approches misent sur des petites équipes autogérées qui prennent le temps d'approcher le patient dans sa globalité et tissent un réseau de solidarité protecteur autour de lui.
Séverine Vermersch, infirmière-cheffe à l'ASD de Gedinne, témoigne : "Nous avons eu l’occasion de nous immerger dans l’expérience française et en sommes revenues avec la conviction qu’on peut améliorer le bien-être des soignants et la qualité des soins en agissant sur trois axes : petites équipes, autonomie et financement à l'heure plutôt qu’à l’acte de soins".
À Gedinne, le projet a démarré en septembre 2022 avec une douzaine de volontaires motivés à adopter un mode d'organisation en "semi-autonomie" et à se former à la "sociocratie", une méthodologie valorisant l’intelligence collective. Depuis, le modèle s’est étendu à l'ensemble du personnel soignant, réparti en deux équipes.
"Le travail en équipe a véritablement pris tout son sens, se félicite Séverine Vermersch. Les décisions sont prises de manière collégiale. Chaque soignant se voit confier des responsabilités par les collègues, en principe pour un an". Une élection sans candidat, en quelque sorte. Organiser les réunions, planifier les tournées et les horaires, assurer la communication avec les aides familiales, être référent auprès des médecins et des institutions dans lesquelles le service intervient, représenter les collègues auprès des infirmières-cheffes… chaque rôle a sa fiche fonction, élaborée en groupe.
"Confier un rôle à chacun, ce n'est pas déléguer pour ne plus rien faire soi-même. C'est faire confiance à celles et ceux qui sont sur le terrain pour s'organiser", se réjouit Séverine Vermersh qui se voit plus comme une facilitatrice qu’une cheffe. Julien Dumont renchérit : "Les liens se sont resserrés dans l'équipe. Il y a plus de respect mutuel, de bienveillance, d'entraide. Avant, on avait tendance à travailler en solitaire, ce qui était épuisant et stressant. Maintenant, on n'hésite plus à faire appel les uns aux autres lorsqu'on est débordé ou qu'on n'est pas à l'aise avec certains soins. Spontanément, si on a fini sa tournée plus tôt, on voit si on peut soulager les collègues".
Retour sur le terrain. Nous voici au Bâti, une résidence où séjournent une quinzaine d'adultes en situation de handicap. L'équipe de l'ASD assure quotidiennement des toilettes et des soins spécifiques aux résidents. Infirmière à domicile depuis plus de 30 ans, Joëlle Mallien éprouve le sentiment de faire partie de la maison depuis qu'elle en est devenue la référente pour l'ASD. "Participer aux réunions avec les éducateurs de la résidence permet de mieux évaluer les besoins des résidents".
En nous guidant vers le local médical fraichement aménagé, Anaïs Lowyck, directrice du Bâti, abonde : "La collaboration est excellente. Nous avons mis en place toute une série d'outils et de procédures pour faciliter la prise en charge : une farde de communication, un protocole pour les médicaments, l'accès à l'anamnèse des résidents… Ça se passe vraiment bien".
Une fois par mois, les soignants de l'ASD sont invités à faire part en ligne de leur ressenti à propos de leurs relations avec les collègues et les patients. Les résultats de cette "boussole" sont abordés en réunion. "On décide ensemble des solutions à apporter aux problèmes soulevés pour ne pas les laisser s'accumuler”, explique Séverine Vermersch.
Les effets positifs du nouveau mode d'organisation sont palpables. Les témoignages recueillis parlent d'eux-mêmes. Les chiffres aussi : en forte diminution, l'absentéisme est deux fois moins élevé au sein de l'équipe soignante de Gedinne qu'ailleurs dans la province. Bien sûr, des réticences et résistances au changement subsistent parmi celles et ceux qui ont rejoint les volontaires de la première heure. "Mais cela essaime malgré tout, bien au-delà de notre centre", se réjouit Julien Dumont.
Ce mieux-être, les patients le ressentent et en bénéficient aussi, même si l'amélioration de la prise en charge est difficilement mesurable. "Changer le mode de fonctionnement ne suffit pas, prévient l'infirmière-cheffe. Il est nécessaire de davantage prendre en compte les besoins du patient, ses ressources, ses priorités. C'est la raison pour laquelle nous avons décidé d’adopter une approche de soins centrée sur les objectifs du patient et son autonomie et de nous y former."
Par ailleurs, au-delà des enjeux d'organisation, le mode de financement des soins à domicile nécessite d'être repensé pour sortir d’une logique comptable d'actes de soins qui pousse au rendement. Si l'on veut reconnaître le travail infirmier à sa juste valeur et promouvoir une approche globale du patient, il est nécessaire de passer à un financement horaire par patient, à l'instar de ce qui s'est fait à "Soignons humain". L'expérience française montre d'ailleurs que la mise en place d'un modèle alternatif permet, in fine, de réduire de 25 % les dépenses globales de santé pour la population bénéficiaire.
Un "nôtre soin" et "Pansons autrement" espèrent pouvoir bientôt expérimenter un tel mode de financement dans le cadre d'un projet pilote que l'Inami ambitionne de mener sur 2-3 ans.
Au centre ASD Anderlues-Charleroi, deux équipes d'une dizaine d'infirmières et d'aides-soignantes sont impliquées dans le projet "Pansons autrement". Les dynamiques mises en place sont similaires à "Un nôtre soin". Fonctionnant en binôme ou trinôme, les infirmières organisent leurs tournées et leurs horaires comme elles le souhaitent, du moment que la continuité des soins aux patients est assurée, et la répartition équitable entre les soignantes.
Noémie Gallez, infirmière-cheffe et référente pour les soins palliatifs, est convaincue que le modèle sociocratique va devenir incontournable. "La génération Z (née approximativement entre 1997 et 2012, NDLR) aspire à plus d'autonomie et de participation. L'équilibre entre vie professionnelle et vie privée est aussi très important."
Les nouvelles et nouveaux engagés craignent souvent de se retrouver seuls face à des situations problématiques, constate Noémie Gallez. "Pouvoir compter sur le soutien et l'expérience des collègues, c'est un énorme atout. Travailler en équipe rassure et aide à s’épanouir."